Pierre Michon : une poétique de l'acquiescement

Par Shalmanemrod

Il fallait bien, finalement, que ce blog se fasse l’écho des lectures qui ont ravivé mon appétit littéraire il y a quelques années, à commencer par les fameuses Vies minuscules. La longue période de silence qui s’achève est sans doute en partie liée aux difficultés singulières que je rencontre lorsqu’il s’agit d’écrire à propos des textes de Pierre Michon. À quoi bon rendre compte de ma lecture de ces Vies, quand l’unique moyen d’appréhender les réseaux de signes et de sens qu’elles mettent en œuvre, d’accéder aux émotions qu’elles induisent et qui constituent véritablement leur chair, est la lecture immédiate ? Bien sûr, une telle question vaut pour toute oeuvre, dès lors que l’on cherche à y suspendre un nouveau texte, à lui apporter ce faux surcroît dont pourtant elle n’a nul besoin ; ce n’est d’ailleurs pas la première fois que nous abordons ici cette question de la vanité ou de la validité de la critique. « Si on écrit aujourd’hui, on peut aimer passionnément la littérature – on doit aussi la détester. Elle est peut-être une chose du passé, comme on dit. » Cette remarque de Michon [1] pourrait valoir aussi bien pour la critique, qui est le fantôme, l’ombre portée de la littérature, et qui comme telle tient peut-être à un fil plus ténu encore, à la lisière du bavardage oiseux et égocentré que nous connaissons trop, et auquel peut-être ce blog n’échappe pas toujours.

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L’écrivain dit encore : « Cet émoi, cette émotion d’enfin lâcher mes bottes et d’accepter les choses, eh bien, cela a cette forme brève et tendue de ce que j’écris. Et cette forme, peut-être, a merveilleusement convenu parce qu’elle est à peine plus longue qu’un oui, on n’a pas le temps de se reprendre et de dire tout à coup : non, ce n’est pas ça. Ça part sur l’émotion et la même émotion reste jusqu’au bout. » [2] Cette écriture de l’acquiescement, en effet, ne se laisse pas aisément circonvenir et disséquer ; car si Mythologies d’hiver ou Vie de Joseph Roulin, par exemple, sont autant de compositions au sens musical du terme, leurs différentes parties s’entremêlent jusqu’à former un réseau verbal si dense qu’on n’en saurait comprendre tout à fait un extrait, indépendamment de l’ensemble. Chaque texte semble ainsi porté par une ligne mélodique simple dont l’auteur explore toutes les modulations possibles, sans s’écarter, ne fût-ce que le temps d’une parenthèse, du thème principal.

De l’acquiescement, l’écriture de Michon a la brièveté, mais aussi la simplicité ; quels que soient les détours de la syntaxe et les artifices de la belle langue dont il joue à la perfection, il s’agit toujours, au bout du compte, de saisir l’événement dans son surgissement même ou dans ses surgissements possibles ; dans cette singulière vérité primale qui est celle de la fiction, et dont nous aurons l’occasion de reparler. On peut toujours interpréter sans fin telle métaphore, telle formulation saugrenue, le moindre écart avec la langue commune, entreprendre une lecture sociologique, psychanalytique ou même politique : le texte lui-même, sinon son auteur, s’y dérobe ou l’excède. Cette écriture ne s’engage pas, ne s’identifie à aucune catégorie sociale ; elle ne revendique rien d’autre que sa propre existence, et l’unique vérité positive qu’elle prétende transmettre, s’il en est une, pourrait se résumer au leitmotiv d’Abbés : « Toutes choses sont muables et proches de l’incertain. » L’idée s’impose, à la lecture de ces textes, que le véritable sens qu’ils engagent se situe à la fois en deçà et au-delà de toute vérité objective : dans la pure jouissance immanente du rythme et du son, de cette « langue des anges » qui, « pour être proférée sans mièvrerie […], doit forcer le gosier des bêtes, être chantée par le dernier des hommes » [3], et à travers elle dans l’effet de réel, par lequel la nomination des choses leur confère une existence. Ce nominalisme est d’ailleurs mis en évidence dans Les Onze, paru en 2009, où Michon réussit le coup de force de donner à voir, sans pour autant le décrire dans son entier, un tableau qui n’existe pas, et dont la plupart des lecteurs a sans nul doute cherché une trace sur le Net. L’art de l’évocation atteint alors son comble : l’univers créé dans le récit ne se contente plus de coexister avec le réel, il s’y substitue et lui fait concurrence. Il paraît plus juste, à la lecture des Onze, que le tableau de François-Élie Corentin ait la place d’honneur au pavillon de Flore, tandis que la Joconde s’empoussière au coin d’une quelconque galerie, ignorée des visiteurs. Car après tout, les lois de la postérité sont éminemment capricieuses, et il en va de même pour l’œuvre de Van Gogh, par exemple, autour de qui gravite la Vie de Joseph Roulin. Pourquoi, dans ce cas, l’agencement des collections muséales ne reviendrait-il pas aussi à la littérature ?

« Qui dira ce qui est beau et en raison de cela parmi les hommes vaut cher ou ne vaut rien ? Est-ce que ce sont nos yeux, qui sont les mêmes, ceux de Vincent, du facteur et les miens ? Est-ce que ce sont nos cœurs qu’un rien séduit, qu’un rien éloigne ? Est-ce toi, jeune homme qui es assis chez Antoine Vollard, qui as posé à côté de toi ton chapeau et avec feu entretiens de très jolies femmes à propos de la peinture ? Ou vous, toiles perchées dans Manhattan, marchandises qui dans vos lubies théophaniques réjouissez les dollars et ce faisant sans doute approchez un peu de Dieu, aussi ? Est-ce toi, browning ? C’est toi peut-être, vieux capitaine coiffé d’azur qui regardes un petit tas bleu de prusse tombé sur un chemin ; c’est vous bêtes blanches, savantes et muettes, dont loin d’ici rue des Récollettes on touche le volume exact, qui connaissez ce qu’exactement valent trois francs ; c’est vous, corbeaux là-dessus volant que nul ne saurait acheter, dont on n’a pas l’usage, qui ne parlez pas et n’êtes mangés que dans les pires disettes, dont Fouquier même ne voudrait pas à son chapeau, chers corbeaux à qui le Seigneur a donne des ailes d’un noir mat, un cri qui casse, un vol de pierre, et par la bouche de Linné Son serviteur le nom impérial de Corvus corax. C’est vous, chemins. Ifs qui mourez comme des hommes. Et toi soleil. »

Vie de Joseph Roulin, Verdier, 1994, pp.65-66

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Si j’ouvre enfin ce dossier consacré à Pierre Michon, ce n’est donc assurément pas pour attribuer à son oeuvre un sens que d’autres n’y auraient pas vu, ou en tirer la substantificque moëlle, puisque son œuvre est de celles qui ne se laissent appréhender que dans l’acquiescement, immédiat lui aussi, de la lecture ; il s’agira surtout d’en laisser retentir la musique, de l’analyser parfois d’un peu plus près comme peut l’être une mélodie, afin d’en faire ressortir la singularité ; et surtout, il s’agira de faire connaître encore un peu plus, à la modeste mesure de ce blog, un auteur relativement confidentiel, mais qui mérite à coup sûr de figurer en bonne place parmi les plus grands écrivains français.

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[1] Le Roi vient quand il veut, Albin Michel, 2007, p.128.

[2] Ibid., p.103.

[3] ibid., pp. 40-41.