Luvesi u ye ‘ nfundila nkanu fa n’ganda susu !
Le cancrelat alla plaider une cause au tribunal des poules !
© Photo François Kühnuel
J’aime Tchicaya U Tam’si. Au moment où je découvrais la littérature africaine au Centre culturel français de Brazzaville, du temps de mon adolescence, il était le seul auteur africain dont l’écrit, les personnages et surtout le contexte nourrissaient significativement mon imaginaire qui se lassait des romans d’aventure.
Vous l’aurez compris, je redécouvre ce premier roman de Tchicaya U Tam’Si. Auteur prolixe, ce congolais qui a vécu longtemps loin de sa terre d’origine a expérimenté tous les genres littéraires, excellant dans la poésie au temps où la négritude battait son plein, touchant au théâtre avant de proposer une série de romans historiques sur le Congo au début des années 80.
Alors que la tendance de l’époque consistait à dépeindre pour nombre d’écrivains du continent comme Sony Labou Tansi, Henri Lopes, Alioune Fantouré, les portraits des dirigeants africains, Tchicaya U Tam’Si rame à contre courant en revisitant la période coloniale congolaise.
Dans Les cancrelats, le terme de roman historique peut paraître édulcoré, tellement cet aspect est subliminal. Ce premier roman avant tout centré sur une fratrie. Sophie Tchissimbu et Proper Mpoba sont les enfants de Thomas Ndundu. Ndundu a été au service d’un colon au début du 20ème siècle qu’il a suivi ensuite en métropole. Après plusieurs années de loyauté, l’homme ressentant le mal du pays, rentre en passant par Grand Bassam où il rencontre sa femme qui lui donnera deux enfants, avant de mourir des suites de son second accouchement.
C’est donc un père seul qui rentre au bercail avec ces deux enfants. La première phase du roman, en 1910 est centrée sur ce retour, avec les rapports complexes dont il fait l’objet avec sa sœur et son frère aîné. Le poète-romancier est extrêmement subtil dans cette retranscription du retour de cet homme qui, pour l’époque a réussi et qui est confronté aux lourdeurs d’un système de valeurs, des non-dits, d’un mode de communication fait de paraboles où les choses sont dites sans qu’elles ne soient vraiment exprimées. Le lecteur doit progressivement interpréter les codes de la société vili pour discerner la nature des sentiments qui unissent Ndundu et sa fratrie. Alors que par sa probité et son charisme, il commence à inquiéter l’administration coloniale, Ndundu disparait dans un accident de véhicule dans une atmosphère sulfureuse au sein de sa famille.
La suite du roman va voir se construire la figure nouvelle de Sophie, sœur aînée qui va se sacrifier et soutenir son jeune frère Prosper, devenant quasiment sa mère. Par palier de 10 ans, ces deux personnages évoluent au gré de leurs rencontres, dans leur environnement de Diosso, de Pointe-Noire puis de Brazzaville. Ils sont les témoins d’une époque. Ils ne la racontent pas directement, mais on la ressent de manière très efficace, quand l’auteur met par exemple en scène des personnages traqués par l’administration coloniale pour les travaux forcés. Durant un épisode assez long, Tchicaya U tam’Si ne met en scène que des femmes, qui racontent leur quotidien, leur passé, leurs morts, leur désespoir. Puis, le lecteur fait progressivement le lien, entre l’absence des hommes et la période narrée.
Prosper évolue ainsi au gré du système dans lequel il se meut. Un système qui pèse sur qui se pose des questions. Ce n’est pas un personnage lisse. Il se construit difficilement.
Je trouve passionnant qu’un auteur qui a vécu si longtemps loin de ses bases, soit autant imprégné de la culture, des mœurs de sa terre d’origine, avec une capacité de mettre sur papier cette tradition orale. Il avait coutume de répondre à ceux qui l’interpelaient sur son long exil :
« Vous habitez le Congo, moi le Congo m’habite »Difficile de dire le contraire quand on termine un roman de Tchicaya U Tam’Si. On a le sentiment de mieux connaître la culture vilie, par extension congolaise, par extension africaine.
A consommer avec modération vu le peu d’exemplaires qui circulent encore.
Tchicaya U Tam’Si, Les cancrelats
Edition Albin Michel, 309 pages, 1ère parution en 1980