Travailler plus... le dimanche. 1906-2009

Par Bruno Leclercq

On le sait, Livrenblog ne se penche sur l'actualité que pour signaler quelques études ou rééditions. Pourtant grâce, ou à cause de certains de nos " modernes " politiciens une question d'actualité en 1906, se trouve à nouveau discutée aujourd'hui : le repos dominical. La lecture d'un passage du roman de Paul Adam, Clarisse et l'Homme Heureux, m'a furieusement fait penser à certains débats actuels et aux discours de ces mêmes " modernes ". Chacun pourra mettre le nom d'une personnalité du jour, sur cet Homme Heureux, pressé, paternaliste et entreprenant, dont la devise semble être "travailler plus...".


Extraits du Chapitre V de Paul Adam : Clarisse et l'Homme Heureux, J. Bosc et Cie, 1907, 276 pp.

Nous dînâmes ensemble, chez Clarisse Gaby, un Premier Mai. Ce soir-là, l'Homme Heureux fut le causeur hardi qu'une joie certaine éperonne, enivre :
" Le repos par roulement, oui, tant qu'on voudra ! Mais le repos universel ?... Comment, monsieur, en notre vingtième siècle, à l'époque de la télégraphie sans fil, de la houille blanche et de l'électrolyse industrielle, comment peut-on vouloir suspendre la vie créatrice vingt-quatre heures par semaine ? C'est un délire de colimaçons visqueux qui se veulent coller à leurs feuilles de salade, pour éternellement !... C'est un rêve d'embryons ridicules englués dans le protoplasma et qui s'y chauffent avant la parturition, l'âme encore aveugle, et les os encore cartilagineux !... Depuis que je me suis remis à travailler pour le plaisir de notre déesse, le repos hebdomadaire m'est inconnu... Évidemment, une heure par-ci, une heure par-là, quand ça tombe : l'après-midi, entre deux discussions d'affaires, ou dans l'automobile, en allant de ma banque à mes entrepôts de Pantin, à mon laboratoire de Villejuif, à mes usines de Noisy-le-Sec... Quant au reste du temps, il appartient aux affaires, aux inventions, à la science, à la politique, à mon culte de Clarisse.
De vingt à quarante ans, je me suis reposé une fois quinze jours, et une autre fois, trois semaines, par ordre de la Faculté... Et quatre jours aussi après que Clarisse... Un point, c'est tout... Eh bien ! Regardez ma mine... "
[...]
L'Homme Heureux m'amuse. Je m'accoutumai de l'aller voir à sa banque entre ses téléphones et ses liasses de télégrammes, ses tableaux synoptiques épinglés contre la moire verte du mur, ses deux valises toujours prêtes pour le voyage impromptu, ses quatre tubes où la foudre décompose lentement quelque métalloïde, tout à l'heure métamorphosé en poudre multipliable par milliers de tonnes, négociable, transportable et livrable contre valeurs d'escompte, dans tous lieux du monde, gares et ports.
Même je lui pardonne, s'il injurie mon socialisme avec des raisons de logicien pressé que tout retard exaspère. Car il ne voit, dans la Révolution prochaine, qu'un arrêt des forces en mouvement, après quelques brefs triomphes d'apôtres enthousiastes, naïfs et bornés :
" L'augmentation des salaires, la réduction des heures de travail dépendent uniquement du bénéfice, de rien d'autre. Quand j'ai rémunéré mon capital à dix pour cent, est mis autant à la réserve, je puis distribuer le reste au personnel. Mais quelle entreprise rapporte aujourd'hui trente, d'un bout à l'autre de l'année ? Il faut produire plus, simplifier par la science les moyens de fabrication, abaisser les prix, accroître ainsi le nombre des acheteurs, gagner une infinité de petites sommes sur une immense quantité de transactions ; ce que nous permettra la science. Celle des Allemands les enrichit. Choyons nos chimistes et nos physiciens. Ils élaborent dans leurs creusets toutes les solutions du problème. Travaillons. N'arrêtons jamais la vie créatrice une minute !
" Quand j'étais pensionnaire au collège, il m'arrivait souvent d'abîmer mes habits, de crever mes pantalons, de tacher mes tuniques. Je me promettais d'acquérir, un dimanche de sortie, quelques effets propres. Ah bien, oui ! Le dimanche, tous les magasins etaient, en ce temps-là fermés. Pas moyen de renouveler ma garde-robe. Il fallait me promener sale. Pleuvait-il ? Je courais chez un libraire pour m'emparer d'un livre. Boutique close. Il ne me restait qu'à m'avachir sur une banquette de café en buvotant des alcools qui m'exténuèrent l'estomac, et en fumant des cigares qui rendirent mon coeur fragile. Le voilà, le repos général hebdomadaire. Pas moyen d'acheter une culotte, ni une revue ! Belle invention qui vous consigne au cabaret. Comment l'ouvrière employée toute la semaine pourra-t-elle faire les emplettes indispensables à sa progéniture, si le dimanche les actes commerciaux sont interdits ? Comment deux cousins réunis pourront-ils s'offrir un bon dîner, si tous les restaurants chôment ? C'est déjà bien assez qu'on ne puisse recommander un pli au bureau de poste, le soir.
[...]
" Vous riez ; vous imaginez que j'exagère, que je vous conte des blagues. Vous êtes tous les mêmes, les littérateurs. Avez-vous de la chance ! Ah, le loisir de douter ! Moi, je n'ai jamais le loisir de douter ! C'est oui. C'est non. Ce n'est jamais : peut-être... On ne m'invite pas au repos hebdomadaire. Aidez-moi donc, au lieu de faire l'ironiste. Je possède quelque part dans les Pyrénées une chute d'eau qui va faire tourner vingt-cinq turbines et vingt dynamos de 800 chevaux chacune. Je peux élever la température à 2,000 degrés dans mes fours électriques. Vous ne voyez pas quelque chose à faire cuire là-dedans ? Une matière dont le transport ne coûterait pas cher au tarif de l'Orléans ? Un stock d'acier à raffiner pour les rails d'un Transsaharien ? Un oxyde d'alumine à transformer en carburateurs d'automobiles ? Toute une population crève de faim dans la montagne. Ce travail la nourrirait, la vêtirait, la développerait. Non. Alors qu'est-ce que je fiche là ? J'ai rendez-vous dans sept minutes avec le délégué de la Russie pour une utilisation des cascades de l'Oural. Clarisse, je vous emmène dans mon auto... Où faudra-t-il vous déposer ensuite ?... Répondez... Pas de repos universel !... Le roulement, vous dis-je. Rien que le roulement. Ou nous sommes morts ! "


Le 13 juillet 1906 la loi Sarrier, instaurant le repos hebdomadaire dominical de vingt-quatre heures est votée par le Parlement. Les ouvriers sont assez peu concernés par cette loi, ils ont déjà pour beaucoup, obtenu dans les usines et les ateliers, ce repos hebdomadaire. Ce sont les employés de commerce, après s'être mobilisés par la grève et la manifestation, qui en seront les principaux bénéficiaires.

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