Song regarde autour d'elle.Comme conducteurs, il n'y a là que Martin et Wagon. Martin fait partie de la caste des repos zéro, inutile de lui demander de la relever pour les deux tours qui lui restent à faire. Les repos zéro ne permutent qu'avec les repos zéro. Assis à califourchon sur une chaise à l'autre bout de la salle, lisant un journal qu'il tient ouvert devant lui, Wagon ne parle à personne. Depuis la grande grève de 95, Wagon n'adresse plus la parole aux jaunes (or, sur la 2, Martin faisait partie des jaunes), ni même à ceux qui ont craqué trop tôt de son point de vue. C'est après 95, pour frayer le moins possible avec ceux qu'il appelle les traîtres, qu'il a décidé de passer en réserve générale. Chez les conducteurs, même ceux qui se moquent de son intransigeance d'un autre âge respectent son métier et son calme. On dit de lui qu'il aurait pu grimper haut dans la hiérarchie si ça l'avait intéressé -et s'il avait eu l'échine plus souple.
Wagon la regarde à peine. Il arrondit les épaules, comme pour s'étirer ou se mettre en boule. Il a dû entendre Polycarpe lui parler de son "Jules". Mais il accepte, bien sûr.
Vas-y, dit-il à Song, tire-toi. Tu me remplaceras ce soir. Et si tu peux pas, c'est pas grave.
Métropolitains. Juliette Kahane chez Gallimard.
Un livre que m'avait conseillé Gérard. J'aurais pu choisir d'autres extraits plus significatifs (j'en ai d'ailleurs choisi un en lien sous les références) mais celui-ci m'a intéressée sur la difficulté d'être compris lorsque l'on transmet une information un peu technique. Apparemment, pour écrire son livre, Juliette Kahane a réalisé un véritable travail d'investigation en se rendant sur le terrain et en parlant avec les conducteurs. C'était sans compter sur l'apparente simplicité d'une organisation très complexe ou sur la complexité d'une organisation très simple, selon l'endroit où l'on se place. Les permutations et les relèves sont deux choses complètement différentes et il n'est pas facile d'en comprendre la différence si on n'y consacre pas du temps pour en comprendre les mécanismes. Une simple discussion n'y suffira pas car pour un conducteur, c'est l'évidence et il en parlera comme d'une chose entendue alors que le néophyte l'interprétera à sa façon.
Cette méprise en puissance doit être prise en compte dans notre rôle de conducteur moniteur. Transmettre nos connaissances et notre savoir-faire en s'assurant que l'élève n'interprète pas selon son imaginaire est un exercice assez difficile à mettre en oeuvre. C'est une des conditions, et non la moindre, qui fait la différence entre un moniteur et un bon moniteur (car il n'y a pas de mauvais moniteur, n'est-ce pas?...).