Libé 31/08/2009
«Il est faux de dire que tout est joué avant 3 ou 6 ans»
Interview Délinquance: deux spécialistes dénoncent le diagnostic précoce des troubles.
Hyperactivité ou déficit d’attention, faut-il les dépister au plus tôt pour éviter à l’adolescence des conduites à risques ? Peut-on repérer chez un jeune turbulent le futur fauteur de troubles ?
Dans sa loi de prévention de la délinquance, Nicolas Sarkozy aurait aimé le faire dans la foulée d’un rapport de l’Inserm (1) qui préconisait en 2005 un dépistage systématique et précoce des enfants perturbateurs. Tollé des professionnels, pétition de 200 000 signatures, création du collectif Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans.
Une psychanalyste spécialiste de la petite enfance, Sylviane Giampino, et une neurobiologiste de l’Institut Pasteur, Catherine Vidal, se joignent pour souligner le danger à diagnostiquer précocement ces troubles et réfuter tout déterminisme biologique. «La prévention des pathologies dès la petite enfance est récupérée par les approches sécuritaires et des conceptions naturalistes de l’enfant», affirment-elles dans Nos enfants sous haute surveillance qu’elles viennent de publier (2).
Pourquoi est-il contestable de détecter un «trouble des conduites» chez les très jeunes enfants ?
Catherine Vidal : Aux Etats-Unis, certains courants de la psychiatrie ont inscrit dans leur classification de nouvelles pathologies des enfants : «trouble des conduites», «opposition avec provocation», «hyperactivité et déficit d’attention». La question se pose de savoir si ces comportements, qui relèvent le plus souvent pour nous du développement normal d’un enfant, sont ou non pathologiques. Car s’il y a pathologie, il y a recherche d’une cause organique dans le cerveau ou dans les gènes. Or, les études sur le «gène de la délinquance» ou sur une origine cérébrale du «comportement antisocial» sont contestées par une grande partie de la communauté scientifique. Jusqu’à présent, aucun consensus ne permet d’affirmer qu’il existe une base biologique aux «troubles du comportement».
Sylviane Giampino : Or, c’est pourtant sur ces bases théoriques que se diffusent, sous couvert d’expériences pilotes ou de recherches en santé mentale dans certaines régions françaises, des questionnaires sur le comportement des enfants. On y trouve des questions du type «As-tu déjà volé plusieurs fois ?» «T’es-tu battu plus d’une fois avec un bâton ou avec une arme ?». Certains demandent même à un enfant de 3 ans s’il a du mal à se détacher d’un objet familier. Ce qui est absurde. Il est normal, à cet âge, d’éprouver des difficultés à se séparer de son jouet préféré. Toujours en France, il y a des sessions de formation à la socialité où des bébés de 24 mois, via des marionnettes, sont censés apprendre à contrôler leur colère. Ces programmes sont une forme de conditionnement dont l’éthique et l’efficacité sont discutables. Les temps de l’enfance y sont comprimés. Standardisés et informatisables, ces outils produisent un effet de stigmatisation et d’étiquetage nocifs.
Contrairement à ce que l’on affirme couramment, rien ne se jouerait avant 3 ou 6 ans ?
C.V. : Dire qu’un enfant turbulent à trois ans risque de devenir un inadapté social repose sur une vision déterministe du cerveau laissant penser qu’il existerait des circuits neuronaux déjà câblés à cet âge et qui le resteraient pour la vie. Cette conception est en contradiction totale avec les capacités de plasticité du cerveau révélées grâce à l’imagerie par résonance magnétique [IRM, ndlr]. A la naissance, seules 10 % de nos connexions neuronales sont présentes. Le reste va se former ultérieurement en fonction des apprentissages et de l’expérience vécue. Le cerveau évolue tout au long de la vie. On peut trouver par IRM des différences minimales d’épaisseur du cortex cérébral chez des enfants hyperactifs. Mais, on ne peut pas savoir si ces différences sont à l’origine du comportement agité ou au contraire la conséquence de ce comportement. Avec la découverte de la plasticité cérébrale, affirmer que tout est joué avant 3 ou 6 ans n’est plus défendable.
S.G. : La personnalité d’un être humain est loin d’être structurée aux premiers temps de la vie. Ce qu’on pense de lui, ce qu’on dit de lui sont des déterminants très puissants. Traquer des prétendus troubles chez les jeunes enfants n’est qu’un prétexte à durcir les normes de plus en plus tôt. Partir des difficultés de la petite enfance pour prédire une adolescence délictueuse, c’est faire fi du rôle de la famille, de l’école, de l’organisation sociale en général.
Quelles solutions ?
S.G. : Toujours chercher à comprendre un enfant qui va mal : que vit-il dans son corps, dans sa famille, à l’école et dans sa tête ? Concernant la prévention psychologique, je préfère les pratiques de terrain en maillage. Ne renonçons pas à ce qu’on fait bien en France. Nous avons de bons services, PMI [protection maternelle et infantile, ndlr], médecine scolaire, pédopsychiatrie, Rased [Réseaux d’aide aux élèves en difficulté] que les politiques actuelles menacent alors qu’il faudrait les améliorer et mieux les coordonner. Il est alors curieux qu’on copie les Etats-Unis et le Canada qui font taire les signes de mal-être des enfants par des conditionnements du comportement ou des calmants, au moment où les effets de ces traitements sont là-bas remis en question.
C.V. : En Amérique du Nord, la psychose de la drogue, de la violence et du terrorisme est telle qu’on se tourne de plus en plus vers la biologie pour trouver des explications. Cette biologisation des désordres sociaux revient à mettre de côté les causes psychologiques, économiques et politiques, fondamentales pour comprendre la société. L’être humain n’est pas réductible à une machine cérébrale programmée dès le plus jeune âge.
(1) Institut national de la santé et de la recherche médicale. (2) Editions Albin Michel ; 17 euros.
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