Personne ne se risque à avancer un chiffre à propos du nombre de feuilletons diffusés pendant ramadan. Une bonne soixantaine pour les séries diffusées sur les grandes chaînes aux publics panarabes, sans doute deux ou trois fois plus au total pour ce mois de consommation télévisée frénétique de drâmât – terme à la mode dans la presse, qui vient remplacer le plus classique musalsalât.
Entre les productions réservées à un marché local à l’image des sitcoms marocaines (article dans Jeune Afrique), celles qui peuvent toucher un marché régional (le « feuilleton bédouin » pour les très riches audiences de la Péninsule par exemple) ou encore celles qui s’adressent dès le départ à la clientèle des grandes chaînes satellitaires arabophones, il est difficile de se livrer à un comptage précis, d’autant plus que les séries qui sont diffusées en exclusivité sur un canal sont en nombre très limité, la plupart faisant, au contraire, l’objet de multiples rediffusions, plus ou moins décalées, sur différentes chaînes, codées ou non.
Ce qui est certain, en revanche, c’est que le festin d’images télévisées de ramadan représente, à raison de 4 ou 5 par feuilletons par foyer, une énorme manne publicitaire évaluée, selon cet article d’Al-Quds al-‘arabi, à quelque 100 millions de dollars (même si on ne voit pas très bien à quoi exactement correspond ce chiffre).
Depuis plusieurs années, tout le marché télévisuel est organisé en fonction de ramadan dont l’arrivée est un cauchemar pour les sociétés de production qui ont le malheur d’être en retard sur leur planning et qui doivent parfois boucler un tournage alors que la diffusion du feuilleton a déjà commencé. Quant aux grandes chaînes, elles établissent leur programmation annuelle en fonction de ce pic de consommation en prenant soin, concurrence oblige, de ne dévoiler leur grille de diffusion qu’au tout dernier moment.
Cette année, Nile TV a ainsi réalisé un joli coup en inaugurant les séries de ramadan tellement attendues, non pas le premier jour du jeûne mais dès la « nuit du doute » (laylat al-ru’ya), et en prenant ainsi une bonne longueur d’avance sur la concurrence ! A défaut d’être élégant, le procédé semble avoir été efficace (article dans Al-Akhbar). Il révèle aussi l’aspect toujours plus mercantile d’une fête qui, comme Noël sous nos latitudes, tient de moins en moins compte des valeurs religieuses qui lui sont en principe associées.
Et c’est également avec le début du mois de jeûne et de ferveur religieuse qu’a eu lieu, à Damas, le lancement de Syria Drama, nouvelle satellitaire crée par les autorités locales pour relancer la production des feuilletons locaux face aux manques de débouchés (pour des raisons en partie politiques) sur un marché de l’image dominé par les capitaux saoudiens…
Bien entendu, les émissions religieuses sont très loin d’avoir disparu et, à côté des traditionnelles causeries religieuses des prêcheurs vedettes, on observe également la poursuite de tentatives, notamment en Arabie saoudite, visant à promouvoir le « feuilleton conservateur » (al-drâmâ al-muhâfidha), c’est-à-dire un feuilleton fondé sur de « vraies valeurs » morales (de l’islam). Il reste que « le temps de cerveau disponible » des téléspectateurs arabes n’est pas extensible à l’infini, et la place croissante que prennent les séries télévisées se fait au détriment des autres émissions, et en particulier des religieuses.
Car les feuilletons sont omniprésents non seulement par leur nombre, mais aussi par leur longueur. Non pas tellement qu’ils durent plus de temps qu’auparavant, bien au contraire, mais parce que le nombre de spots publicitaires a terriblement augmenté, au point d’égaler par leur longueur le temps de l’émission proprement dite, ce qui finit par irriter bien des téléspectateurs qui n’arrivent plus à suivre une histoire interrompue, dans les pires cas, toutes les cinq ou six répliques.
On ne voit pas comment le système pourrait s’arrêter car, si le feuilleton fait vendre des spots publicitaires, il a lui-même besoin de la publicité. Pour assurer le financement de ces productions prestigieuses, souvent fort coûteuses, mais également pour assurer leur promotion. En effet le temps n’est plus où une chaîne pouvait se reposer sur la seule qualité d’un produit proposé en exclusivité à son public. Depuis deux ou trois ans, les séries télévisées sont préparées, deux bons mois à l’avance, par d’énormes campagnes d’affichage, suivies, juste avant ramadan, de campagnes dans la presse.
Même s’il donne l’impression d’arriver aujourd’hui à saturation, le système ne date pas d’aujourd’hui. Un article dans Al-Quds al-‘arabi, signé par Muhammad Mansour, rappelle ainsi que celle qui n’était pas encore la grande Oum Kalthoum vantait, dans les années 1930, les mérites du savon Naboulsi Farouk (image en haute de ce billet). Quand à la pulpeuse Hayfa Wahbé, vedette du dernier film de Khaled Youssef, elle a commencé sa carrière à l’écran dans un spot publicitaire pour des pâtes !
Au dire des spécialistes, c’est en Egypte, où l’humour est souvent une arme de survie, qu’on fabrique les meilleures publicités du monde arabe. Ci-dessous, un spot, assez délirant, pour la chaîne Melody : il n’y a pas besoin de tout comprendre en arabe pour s’amuser ! D’autres spots tout aussi drôles sur le site de la société Melody (cliquer sur “our campains” en dessous des “m” qui bougent…)