11h17.
Pour la quatorzième fois ce matin je composai le numéro de chez moi.
Pour la quatorzième fois aujourd’hui, une voix préenregistrée me répondit « Il n’y a plus d’abonné au numéro demandé »
Putain mais qu’est-ce qu’elle foutait cette conne ! Pourquoi est-ce
que mon téléphone ne répondait pas, pourquoi cette idiote n’était pas
chez nous à cirer les parquets comme tous les mardis depuis presque
dix-huit ans maintenant ? Pourquoi elle ne décrochait pas ?
Je consultai la liste de mes clients.
11h30 – 145 rue Foch, appartement 2 – Madame Ribley – digicode : 14A5B
Je sortis de ma voiture, ajustai ma cravate, défroissai le bas de
mon veston et remis en place la mèche qui me tombait sur le front.
Elle va me le payer cette conne. Elle a intérêt à avoir une bonne explication sinon je lui fais manger sa cire d’abeille moi.
L’immeuble de la rue Foch puait le pigeon à plein nez, de ceux qui
vous font votre part de commission pour l’année entière en une seule
vente. Des appartements à vieux cons friqués qui sont prêts à se vendre
leurs dents en or pour offrir un coussin pur peau de tigre du Bengale à
leur Yorkshire qui dilapidera l’héritage en boîte de caviar russe au
grand dam des héritiers légaux qui se mangeront des petits pois en
conserve en maudissant leur salope de mère. Celle de l’appartement 2 ne
dérogeait pas à la règle, en un peu moins vieille malgré tout. A peine
m’étais-je présenté, que son sourire décoré d’une rouge à lèvre
naviguant entre l’orange et le rose bonbon me promettait déjà un bon de
commande en trois exemplaires parfaitement rempli et son numéro de
carte bleue.
L’immonde bestiole ne la lâchait pas d’une semelle d’escarpin.
Ces aboiements stridents m’avaient répondu dès mon coup de sonnette. Sa
découverte avait été au-delà de tous mes espoirs. Un ruban bleu en soie
lui faisait une fontaine au dessus de la tête. Sa gueule aussi
enfarinée que celle de sa maîtresse sortait d’un toilettage tout frais,
et c’est tout juste s’il ne m’avait pas arraché la moitié de la main
quand j’avais voulu le caresser en m’extasiant sur ce
magniiiiiiiiiiiiifique bébé ! Mon pied dans ton fion ! C’est tout ce
que tu mériterais mocheté ! Même un coup de bite pour l’hygiène je
n’aurais pas pu ! Pourtant j’en avais testé du molosse. Des grosses
chiennes poilues, la langue pendante, aussi haletantes que leur
maîtresse friquée. Faut pas avoir peur de se salir les mains et la bite
quand on veut être le vendeur du mois et gratifié d’une augmentation
substantielle.
La vieille et son maquillage de carnaval me firent entrer dans le
salon. A peine assis sur le canapé, son horreur me sauta dessus et me
flaira les roustons.
« Ho ho, petite coquine, dis donc, dis-je de mon sourire Clark
Gable en caressant la bête dans le cou, tu es vraiment une très jolie
fifille toi. Ta maîtresse a bien de la chance d’avoir un compagnon
aussi parfait que toi. »
Ca y était, la culotte mouillait. La vieille était ferrée, je
pouvais lui sortir tout l’attirail, elle signait les yeux fermés. La
collection printemps-été, les chaussons en cuir faits dans les ateliers
italiens (une pièce unique, un peu chère, c’est vrai, mais votre enfant
ne mérite-t-elle pas ce qu’il y a de mieux pour protéger ses petites
papattes ? Tenez, signez ici, là, et là aussi), le collier 18 carats,
incrusté de petits diamants importés directement d’Anvers (nous avons
notre vendeur attitré, il nous fait des prix exceptionnels parce que
lui aussi à cet amour si souvent incompris par les gens qui n’ont pas
d’animaux, mais chut, ne dites rien, c’est un petit secret entre nous
chère madame). Elle pissait de joie, elle gloussait comme une vieille
dinde qui croit que les décorations de Noël sont là pour faire joli
alors que le fermier l’appelle avec un couteau planqué dans le dos.
Elle me proposa un thé que j’acceptai volontiers, très chère madame, je
suis certain que vous êtes la reine du thé.
Pendant qu’elle s’excitait sur son eau chaude en cuisine, je fis
un tour d’horizon du salon. Des toiles de maître - des reproductions ?
– des vases de porcelaine, des statuettes en bronze, un tapis d’orient
accroché au mur – pour cacher un coffre ? – la photo du mari sans doute
décédé.
Et cette chienne excitée qui ne me lâche pas les couilles. C’est
terrible comme ces petites choses sont sensibles aux odeurs. C’est vrai
que je n’avais pas eu le temps de prendre une douche avant de quitter
la cliente précédente, mais quand même ! Je repensai à ma femme, à mon
numéro inaccessible. J’étais parti de la maison dimanche soir, comme
chaque semaine. Quand on est représentant de commerce, on passe plus de
nuits à l’hôtel que dans sa propre chambre, c’est une vie de voyageur,
mais j’aimais ça. Puis faut dire aussi qu’au bout de 18 ans de mariage,
j’avais d’autres envies que de me coucher à côté des bourrelets de ma
femme ou de me réveiller à l’aube avec les cris des mômes qui se
disputent pour voir Bob l’éponge à la télé.
Madame Ribley revint dans le salon avec un plateau de thé et des
biscuits. Elle en avait profité pour remettre une couche de rouge à
lèvre. Elle espérait quoi ? Entourer ma bite d’un cercle orange-rose
bonbon ?
Elle s’assit à côté de moi dans le divan, me donna ma tasse et
commença sa tirade. Je les connaissais par cœur ses mots. La solitude,
son pauvre mari mort trop tôt, le bébé qui lui donne tout l’amour
qu’elle ne peut plus avoir autrement. Je comprenais, je comprends
madame, vous êtes si jeune encore pour être seule.
Les vieilles bourges coincées, tu parles. J’avais à peine eu le
temps de finir ma phrase que déjà sa main était sur ma braguette.
C’était ça aussi l’avantage des représentants de commerce. Tu n’avais
plus besoin de payer. Avec l’expérience, quelques mots pleins de
compassion étaient plus efficaces que des billets posés sur la table de
chevet.
Trente minutes plus tard, je quittais le 145 de la rue Foch, un
contrat d’un montant de 7500 euros en main, et un pourboire de 200 dans
la poche. Je téléphonai au bureau. Magali valida le contrat et le
numéro de carte bleue, tout était ok.
« Ta femme a laissé un message pour toi ce matin. Ce serait bien
que tu rentres chez toi le plus rapidement possible… je crois qu’il y a
un petit problème … »
La maison était vide. Il ne restait rien. Pas un meuble, pas un
objet. Elle avait tout emporté la pute. Tout exceptés mes fringues et
ma collection de médailles de pongiste. Une odeur bizarre me rappela
certaines de mes clientes. Ca puait le chien. La pisse de chien plus
exactement. Le dernier cabot qu’on avait eu, je l’avais dézingué au
fond du jardin un week-end pendant qu’elle emmenait les gosses à la
piscine et j’avais joué au maître éploré en collant des affichettes sur
tous les platanes de la rue pendant une semaine. C’était mes fringues
qui puaient. De larges auréoles séchées recouvraient la plupart de mes
pantalons. La salope, elle avait fait pisser un chien dessus, j’y
croyais à peine !
Sur le dessus de la pile de vêtements, je vis quelques papiers
bleus. Des papiers bleus que je reconnus très vite. C’était des bons de
commande, comme ceux que je laisse dans chaque appartement que je
visite. Six. Un de ces arnaqueurs de voyageurs de commerce était venu
six fois chez moi. Dans ma maison à moi, vendre des arnaques à ma femme
à moi. « C’est dur vous savez, mon mari est absent toute la semaine,
dix-huit ans de mariage, les enfants, tout ça tout ça. Mais oui, madame
je vous comprends, et vous êtes si jeune encore … »
J’empochai les bons de commande avec mon numéro de carte bleue et
la signature de ma femme en dessous et je repris la route.
Je suis un
voyageur.
Un pigeon voyageur.