L’un des plus tragiques épisodes des violentes émeutes survenues en marge du sommet du G8 de Gênes a donné lieu, huit ans après les faits, à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme. Le 20 juillet 2001, au cours de différentes manifestations “anti-G8” et ”antimondialistes” (certaines pacifiques, d’autres très violentes), une voiture de police se trouva isolée des autres forces et fut encerclée par des manifestants menaçants. L’un des policiers à bord tira avec son arme de poing et blessa mortellement à la tête Carlo Giuliani, l’un des assaillants. Par une ordonnance rendue en 2003, la « juge des investigations préliminaires » classa l’affaire sans suite en considérant notamment que le policier se trouvait en situation de légitime défense. Notons que d’autres suites judiciaires intervinrent à la suite de ces émeutes, tant à l’encontre de manifestants que de policiers ou médecins qui ont parfois gravement violenté les personnes arrêtées lors du G8.
La famille de la victime déposa une requête devant la Cour en arguant notamment d’une violation de l’article 2 par l’Italie (droit à la vie). Cet article important, qui « consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe » (§ 204), se décompose en diverses obligations étatiques développées progressivement par la jurisprudence strasbourgeoise. Les juges européens ont examiné successivement ces aspects.
1°/ - Volet matériel : interdiction de provoquer la mort volontairement et illégalement - obligation de protection de la vie
Au regard de l’obligation négative de ne pas provoquer la mort de manière volontaire et illégale au sens de l’article 2, la Cour ne déroge pas à sa posture habituellement prudente concernant l’usage de la force par des agents de l’Etat (art. 2 - 2 La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a/ pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b/ pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c/ pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection.)
En effet, la Cour souligne le décalage entre son appréciation « dans la sérénité des délibérations » et « celle de l’agent qui a dû réagir, dans le feu de l’action, à ce qu’il percevait sincèrement comme un danger afin de sauver sa vie » (§ 224). Ceci résulte d’une approche plus générale selon laquelle « l’usage de la force par des agents de l’Etat » est conforme à l’article 2 « lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire imposerait à l’Etat et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui » (§ 204). Ici, à l’aide des multiples éléments de l’enquête - longuement reproduits en divers points de l’arrêt -, la Cour estime qu’elle « n’a aucune raison de douter que M.P. ait sincèrement cru que sa vie était en danger » (§ 224) et que « dans les circonstances de la cause, le recours à la force meurtrière, quoique très regrettable, n’a pas outrepassé les limites de ce qui était absolument nécessaire pour éviter ce que M.P. avait honnêtement perçu comme étant un danger réel et imminent menaçant sa vie et celle de ses collègues » (§ 225). Aucune violation de l’obligation négative dérivée de l’article 2 n’est donc retenue.
L’obligation positive de protection de la vie signifie pour l’Etat la mise « en place [d’]un cadre juridique et administratif propre à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations » (§ 205). Une déclinaison de cette obligation est d’ailleurs énoncée ici par la Cour qui indique que « lorsqu’un Etat accepte que sur son territoire se déroule un évènement international à très haut risque, il doit prendre les mesures de sécurité qui s’imposent et déployer un effort maximal pour assurer le maintien de l’ordre. Ainsi, il lui incombe de prévenir les débordements pouvant occasionner des incidents violents [en tâchant de] réduire au minimum le risque de recourir à la force meurtrière. En même temps, l’Etat a le devoir d’assurer le bon déroulement des manifestations organisées autour de l’évènement, en protégeant entre autres les droits garantis par les articles 10 et 11 de la Convention [libertés d’expression et de réunion] » (§ 231). Avant toute chose, la Cour continue de placer son examen de la situation sous le signe de la prudence car elle a conscience qu’elle « réfléchi[t] dans la sérénité des délibérations [et qu’] elle réexamine les événements avec le bénéfice du recul » (§ 237). Dès lors, les juges nuancent les diverses défaillances dans l’organisation (§ 234) avec la difficulté et l’ampleur de la tâche, tant pour les organisateurs que pour les policiers pris individuellement (§ 237). De façon plus surprenante cependant, la Cour estime qu’elle « est dans l’impossibilité d’établir l’existence d’un lien direct et immédiat entre les défaillances qui ont pu entacher la préparation ou la conduite de l’opération de maintien de l’ordre et la mort de Carlo Giuliani » à cause de « l’absence d’une enquête nationale à ce sujet » (§ 239). Partant, après avoir également considéré que les autorités n’ont pas tardé à appeler les secours (§ 242), la Cour juge que l’obligation de protéger la vie de la victime n’a pas été violée (§ 243).
2°/ Volet procédural : obligation d’enquête sur le décès
Le droit à la vie se décline également en une obligation positive procédurale qui implique pour l’Etat, notamment, la réalisation d’une enquête effective sur le décès en cause (§ 207 à 213). Parmi les divers dysfonctionnements de l’enquête pointés par les requérants, la Cour décide d’en examiner seulement quelques-uns (§ 245). Premièrement, elle note que les conditions dans lesquelles l’autopsie de la victime a été réalisée (absence d’extraction du fragment de balle du corps de la victime, incinération trop rapide du corps…) ont conduit à « laiss[er] trop de questions cruciales sans réponse, […] lacunes [qui] doivent passer pour particulièrement graves » (§ 249). Selon les juges européens, dans ces circonstances, « il n’est pas surprenant que la procédure judiciaire ait débouché sur le classement sans suite de l’affaire » (§ 251). Deuxièmement, la Cour reproche à l’Italie d’avoir limité « l’enquête au niveau national […] à l’examen de la responsabilité » de seulement deux policiers (l’auteur du coup de feu et le conducteur du véhicule qui avait ensuite roulé accidentellement sur le corps de la victime). Elle regrette ainsi qu’ « à aucun moment il n’a[it] été question d’examiner le contexte général et de voir si les autorités avaient planifié et géré les opérations de maintien de l’ordre de façon à éviter le type d’incident ayant causé le décès de Carlo Giuliani », ce qui aurait permis de « recherch[er] quelles étaient les personnes responsables de cette situation » (§ 252). En effet, toujours selon la juridiction strasbourgeoise, « l’enquête aurait dû porter au moins sur ces aspects de l’organisation et de la gestion des opérations de maintien de l’ordre, car elle voit un lien étroit entre le tir mortel et la situation dans laquelle M.P. et F.C. se sont retrouvés » (§ 253). Ces deux défaillances de l’enquête sur le décès de C. Giuliani suffisent donc à constituer le non respect de l’obligation d’enquête et à entraîner la condamnation de l’Italie pour violation de l’article 2.
La Cour oscille ici entre deux impératifs : d’une part, son désir de réaffirmer fermement les obligations étatiques dérivées du droit à la vie s’agissant du maintien de l’ordre lors de grandes manifestations politiques et militantes (surtout dans le contexte de vive controverse sur les évènements du G8 de Gênes) ; d’autre part, le souci de tenir compte de la très grande difficulté de cette tâche pour les autorités. Cette approche semble néanmoins la mener vers une décision quelque peu inachevée. En effet, l’Italie échappe ici à une condamnation sur le terrain de l’obligation de protection de la vie, puisque la Cour souligne l’absence d’une enquête permettant d’établir le lien entre les défaillances d’organisation et le décès. Or, c’est précisément cette absence d’enquête qui vaut à l’Italie une sanction sur le terrain… de l’obligation d’enquête.
Les juges européens donnent ainsi l’impression de permettre aux Etats de se prévaloir de leur propre turpitude…
Giuliani et Gaggio c. Italie (Cour EDH, 4e Sect. 25 août 2009, req. no 23458/02 )
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