Manger son chapeau
Jean d'Ormesson de l'Académie française
TRIBUNE - «Vous me demandez ce qui a bougé en France. Ce qui a bougé, c'est que les convictions ne jouent presque plus aucun rôle dans les combinaisons électorales.»
Un ami étranger qui revient d'un long séjour au bout du monde m'a demandé à son retour ce qui s'est passé d'important cet été. Je lui ai répondu que Michael Jackson était mort et que le Jamaïquain Usain Bolt avait pulvérisé le record du 100 mètres.
- Ces deux nouvelles-là, me dit-il, sont parvenues jusqu'à moi. Le monde entier connaît les noms de Jackson et de Bolt. Mais je ne sais rien de la France.
J'ai réfléchi quelques instants.
- En France, lui dis-je, Bayrou a choisi la gauche.
- Est-ce important ?, me demanda-t-il.
- Pas très, lui répondis-je. Mais les lignes, comme on dit, sont en train de bouger.
Il a fallu lui expliquer ce qui était en train de bouger.
La défaite du PS et le succès de Cohn-Bendit aux européennes ne lui avaient pas échappé. Je lui ai raconté à grands traits les déboires de Martine Aubry et les efforts des quadragénaires de gauche pour constituer plus ou moins en marge du Parti socialiste un front commun contre Nicolas Sarkozy.
2010 est déjà là, et il ne reste que deux ans pour préparer la présidentielle. Le problème de la gauche est qu'elle n'a plus de programme et qu'elle n'a pas encore de leader. Durement concurrencé à l'extrême gauche par Olivier Besancenot, le Parti communiste n'existe presque plus. Et la seule chose qui s'est organisée cet été autour du Parti socialiste affaibli, c'est une espèce de panique. Valls, Montebourg, Moscovici et les autres ont poussé tour à tour des cris d'alarme. Et Daniel Cohn-Bendit, Vincent Peillon, Robert Hue ont tendu la main au MoDem.
Marielle de Sarnez l'a saisie avec empressement. La collaboratrice la plus proche de François Bayrou est venue dire à Marseille aux militants socialiste de L'Espoir à gauche, l'ancien courant de Ségolène Royal, animé par Vincent Peillon : «Ce qui nous rassemble est plus fort que ce qui nous oppose. Ensemble, pas les uns sans les autres, pas les uns contre les autres.»
- On peut imaginer un nouveau programme commun entre le PC et le PS, également en perte de vitesse, m'a répliqué mon ami. Mais qu'est-ce qui peut bien rassembler les socialistes et les communistes d'un côté et, de l'autre, François Bayrou, catholique et libéral, longtemps marqué à droite, hier encore défenseur du «ni-ni» et du juste milieu ?
- Presque rien, lui dis-je. Et pourtant l'essentiel.
- Et quel est l'essentiel, demanda-t-il.
- L'essentiel est l'hostilité à Sarkozy qui a fait face à la crise et qui remonte dans les sondages. Il n'y a rien de positif et il ne peut rien y avoir de positif dans l'amorce de coalition ébauchée à Marseille. Mais le négatif est très fort. Le seul mot d'ordre est : «Tout sauf Sarkozy.» Et peut-être : «N'importe quoi sauf Sarkozy.»
Qu'est-ce qui a bougé ?
Mon ami suggéra que toute l'affaire tournait autour de Cohn-Bendit et de son succès récent et inattendu. Le fameux leader manquant, ne serait-ce pas Dany lui-même ?
- En aucun cas, lui dis-je. Cohn-Bendit a formellement exclu sa candidature à la présidentielle. Socialistes et communistes n'en voudraient d'ailleurs à aucun prix. Et le porte-parole officiel du PS, Benoît Hamon, a rejeté expressément toute alliance avec le MoDem tant que celui-ci gardait son «orientation libérale». Ce qui compte dans la future coalition, ce n'est plus de croire à quelque chose, c'est de faire nombre. Ce n'est plus la qualité, c'est la quantité. Le rôle de Cohn-Bendit, qui a déjà plumé le Parti socialiste, est de lui faire maintenant avaler François Bayrou, qui inspire tant de réserves à tant de socialistes. Et François Bayrou se laisse faire avec beaucoup de simplicité.
Mais Cohn-Bendit n'a-t-il pas traité récemment François Bayrou de «minable» ? Et François Bayrou n'a-t-il pas jugé «ignobles» des écrits de Cohn-Bendit ?
- Ah ! mon cher ami, lui dis-je, on voit bien que vous revenez de loin. Fariboles que tout cela ! Vieilles lunes ! Qui peut encore croire à ces opinions d'un autre âge ? Bayrou méprise Cohn-Bendit et Cohn-Bendit ne pense que du mal de Bayrou. Et aux prochaines élections régionales, les communistes, les socialistes, le MoDem et les Verts n'hésiteront pas à se déchirer entre eux. Mais tous n'ont déjà plus en tête que la présidentielle de 2012.
Vous me demandez ce qui a bougé en France. Ce qui a bougé, c'est que les convictions ne jouent presque plus aucun rôle dans les combinaisons électorales. Ce qu'on appelait jadis naïvement les choix politiques s'efface au profit des appétits. Que le MoDem de Bayrou soit désormais prêt à faire front commun avec Cohn-Bendit et avec la gauche communiste et socialiste signifie que les idées n'ont plus la moindre importance dans la vie politique. Pour essayer d'arriver au pouvoir, le Parti socialiste et François Bayrou sont prêts, l'un comme l'autre, à manger leur chapeau.