On a beau avoir l’ignorance déférente vis-à-vis de la science sociologique, se sentir petit au pied de la falaise qui vous sépare du sachant en cette matière, il y a parfois des analyses dont on se permet de douter.
Orelsan, le "voile intégral", et la déviance, une des dernières notes du blog Une Heure de peine – blog que je suis avec le plus grand intérêt par ailleurs dit l’importun espérant que cette flagorneuse incise adoucira le courroux du professeur – est un bon exemple de cette catégorie.
Pour être tout à fait honnête, je fus méfiant dès l’entame.
Lorsqu’on me promet de « faire ressortir les impensés des dénonciateurs », je suis probablement bégueule mais j’y sens comme malgré moi un peu de ce sensationnalisme que j’entends souvent porté par la voix de Charles Villeneuve.
En même temps, nous voilà prévenus sur le trajet que nous emprunterons, l’idée donc étant de glisser de la chose dénoncée aux arrière-pensées, tellement reculées même qu’elles n’en sont pas clairement formulées par ceux-là qui donnent dans l’hallali.
Pour cheminer jusqu’à ces régions inconnues, quelques étapes s’imposent.
La première consistera à inscrire les faits reprochés dans un bain plus large, la norme et les écarts par rapport à celle-ci, qui censément les révélera. Mais le recul se fait au prix de la netteté et, dans le grand flou, les paroles d’Orelsan comme la burqua nous apparaissent alors des plus communes si on les rapporte respectivement aux troisièmes mi-temps et aux abords de Kandahar. De même, le découpage de cadavre est une pratique banale pour la Dolgoprudnenskaya, tout cela est finalement très relatif.
D’autant que nous tous, moi-même, vous qui me lisez, tout le monde vous dis-je, a fauté plus souvent qu’à son tour. « Le vol de petit matériel de bureau pour les enfants, les coups de fils à l'étranger depuis le bureau, l'oubli de passer un article pour une caissière, les fausses notes de frais, etc. » tout choses interdites et pourtant largement pratiquée.
Alors, posons-nous la question, maintenant qu’ainsi placés du point de vue de la norme tout s’égalise superbement : comment expliquez-vous que l’on soit moins prompt à condamner ces délits que lorsqu’un monsieur persuade sa dame qu’il est de la dernière indécence de montrer ses pommettes ou qu’un bataillon d’adolescents males se gondole en reprenant un couplet sur une singulière utilisation d’opinel ?
Et bien ma bonne dame c’est l’identité des fauteurs de trouble qui fait la différence.
Et l’auteur non content de nous apprendre l’existence de discriminations – mesdames et messieurs, c’est la poudre qu’on réinvente devant vos yeux – nous en dévoile l’ampleur, le but secret et la raison profonde.
Pour se mettre dans l’ambiance, commençons par nous appuyer sur un grand nom de la sociologie, Mr Howard Becker :
« Les lois s’appliquent tendanciellement plus à certaines personnes qu’à d’autres, comme le montrent clairement les études sur la délinquance juvénile. Quand les garçons des classes moyennes sont appréhendés, ils ne vont pas aussi loin dans le processus judiciaire que les garçons des quartiers misérables. Un garçon de classe moyenne qui s’est fait prendre par la police risque moins d’être conduit au poste, et, s’il y a été conduit, d’être fiché ; il risque encore moins d’être déclaré coupable et condamné. Cette différence reste vraie même si l’infraction est, au départ, la même dans les deux cas. De même, la loi est appliquée différemment aux Noirs et aux blancs. On sait qu’un Noir qui passe pour avoir attaqué une femme blanche risque plus d’être puni qu’un homme blanc qui a commis le même délit ; mais on sait peut-être moins que l’assassin noir d’un autre Noir risque moins d’être puni qu’un blanc qui a commis un meurtre. »
Certes Becker, en particulier lors de sa dernière phrase, nous parle de l’Amérique d’avant 1963, mais qui nous dit que ce ne serait pas encore valable hic et nunc, hein ?
Et ne croyez pas que la différence des sorts peut s’expliquer aussi par une meilleure connaissance et respect des usages, par la réaction face à l’autorité qui s’exerce, ou, qu’en somme, peut-être on se meut plus facilement dans un univers dans lequel on est convenablement inséré.
Ne vous réfugiez pas non plus derrière le fait que nos sociétés occidentales donnent à ces différences de traitement un visage plus avenant, qu’elles en sont partiellement conscientes et qu’aucune base légale ne vient plus les soutenir, au moins de manière trop criante.
Non, la réalité est à la fois plus simple et plus terrible :
« Pourquoi certains seront traités en déviants et pas d'autres ? » Et bien « le fond commun de ces deux affaires est celui d'une déligitimation des classes populaires auxquelles on attribue le monopole de la violence contre les femmes. […] [C’est] une condamnation des banlieues qui pointe derrière, et plus généralement de toute une partie de la jeunesse et des classes populaires. »
On ?
Les puissants, bien sûr, les riches, enfin tous ceux qui n’ont d’autre but quez de mener une guerre sans merci contre les pauvres – avec, au passage, une efficacité réelle : en 32 ans, la part des ménages qui vivent avec moins de 50 du revenu médian est passé de 4,11% à 3,04%.
Un massacre.
Ainsi, ayant emprunté les riantes voies du relativisme sélectif, nous voilà arrivés à destination.
L’analyse a soigneusement dissous les faits pour les mélanger au grand potage de la déviance dont le fumet, tel l’encens, nous élève jusqu’à la vraie compréhension du monde tel qu’il va mal : nos sociétés qu’on dit pluralistes ne sont en fait qu’un monolithe de répression à l’encontre des ses membres les plus fragiles.
Moi qui jusqu’à présent me contentait d’être réticent à l’idée d’interdire tenues ou chansons, cette juxtapositions de faits sélectionnés, qu’on appellera démonstration pour la cause, m’aura dessillé.
Heureusement que certain savent rester lucides alors qu’on tente d’« agiter l'émotion pour rendre la réflexion plus difficile. »
Je ferai simplement remarquer à Mr Colombi qu’il n’a peut-être pas saisi toute l’importance de ce billet : les impensés dévoilés ne sont peut-être pas seulement ceux des dénonciateurs.