L'imaginaire des technologies de l'information est une chose évidente à première vue. De suite on se souvient de Hal, et plus récemment de Matrix, avec un poil de culture en plus on pensera au Babylone Babies de Dantec, la production de genre est riche en la matière, sans compter leur père à tous, Orwell. Qu'elle soit cinématographique ou romanesque, la production des images des technologies de l'information est volumineuse, elle dit nos fantasmes, nos espoirs, nos peurs, et cette manière dont nous donnons une forme à des idées. Mais qu'est-ce que l'imaginaire ? Un catalogue d'images ? Une sorte de bestiaire ? Un musée rêvé ? Mythologies, archétypes, grammaire, nombreux ceux qui ont tenté d'en mettre à jour les structures : Jung, Eliade, Caillois, Bachelard, Durand pour jeter quelques noms dans le désordre. Et à leur suite on pourrait se demander quel est l'imaginaire des technologies de l'information.
Ce serait un travail utile dans lequel se sont engagés aux abords du second millénaire plusieurs auteurs. L'un d'eux, Patrice Flichy, dans un ouvrage remarqué (1), réinscrit l'imaginaire du net dans les structures d'un rêve américain que constituent la nouvelle frontière, la communauté et l'individu. La structure du Western reste quand les formes changent.
L'effort de comprendre comment se structure l'imaginaire est sans doute bien utile pour dénoncer ce qu'il y a d'utopique, ou d'idéologique dans les discours produits par les acteurs et les contempteurs des technologies de l'information et de leurs applications à l'économie, mais reste finalement d'un intérêt limité pour le gestionnaire.
Dans l'ouvrage de Flichy, une chose est d'un intérêt plus remarquable : en reprenant les catégories produites par Paul Ricoeur, celle de l'utopie et de l'idéologie, qui sont deux faces du même imaginaire social s'articulant autour de la question de l'autorité, l'une ayant pour fonction de la conforter et l'autre de la contester, il construit un modèle fécond pour comprendre comment l'innovation technique s'inscrit ou non dans la réalité sociale. D'une certaine manière, le réel n'existe pas sans imaginaire social.
C'est ainsi rejoindre Godelier dans son affirmation de la primauté du réel sur le symbolique et dessiner une alternative à la théorie de l'acteur réseau de Latour qui, si elle a l'avantage et l'originalité de placer humains et objets (techniques) sur un même plan, oublie que la réalité ne se confond pas à l'actuel. Le grand mérite de Flichy est finalement de rappeler l'importance de l'imaginaire social dans l'adoption, et mieux encore l'appropriation des technologies de l'information par la société et ses acteurs. Pour aller vite, sans l'utopie du client, de la conversation, de la relation, nous n'aurions pas les technologies du marketing. Sans cette utopie, l'idéologie qui se forge dans les cabinets, les séminaires, les congrès, n'aurait pas construit cette nouvelle réalité des marchés.
Dans la compréhension dont les technologies sont appropriées par la société et par ses acteurs, il faut donc accepter que l'adoption d'une technique ne se fait pas en fonction de son utilité, c'est l'hypothèse rationnelle du TAM, mais en fonction de sa légitimité, laquelle s'enracine dans le jeu des imaginaires. Nous en revenons dans une certaine mesure à la perspective Weberienne. Il n'est pas de pouvoir sans légitimité, et quand bien même Weber a donné à la forme rationnelle légale, la plus forte des légitimités, c'est bien l'idée que la légitimé se fonde dans un imaginaire, utopique et/ou idéologique qu'il a apporté pour comprendre le fondement de l'ordre social.
Voilà qui peut nourrir une réflexion neuve quand au statut des technologies de l'information et leur rôle dans les système de gestion. Elles ne sont pas de purs construits sociaux comme une large littérature le défend, leur réalité se bâtit aussi dans leur matérialité, ces éléments concrets qui au regard des acteurs, muni d'un certain imaginaire, leur permettent de mettre en œuvre ce que l'on appelle des affordances. Ne serait-ce pas le sens profond du slogan de «Vous l'avez rêvé, Sony l'a fait! » ?
Mais plus encore, elles se constitueraient comme institutions, imposant par la légitimation de leur être, des règles acceptables par tous. Au-delà de la question de la place de la légitimité dans le processus d'appropriation, c'est cette hypothèse qui va au-delà du travail de Flichy que nous devons explorer. L'usage des technologie dépend moins de leurs fonctions et leur performance que de leur caractère institutionnel, c'est à dire d'apparaître de manière légitime comme la manière de faire appropriée dans un contexte donné.
Un bel exemple de cette théorie se manifeste aujourd'hui avec Twitter. Nul ne sait véritablement ce qu'apporte la technique, et même en l'utilisant on peut s'interroger raisonnablement sur son intérêt. Mais on perçoit clairement dans les discours, les commentaires, à la fois ces éléments utopiques d'une communication libérée de presque toute formes, alternatives aux formats dominants ( on revoie aux oppositions entre Twitter et Facebook) mais aussi ces éléments idéologiques qui se concrêtise dans ces multiples livres de recettes et injonctions en tout genres. Voilà qui légitime d'ajouter le bouton t sur de nombreux sites, et qui par un mécanisme de mimétisme (isomorphique au sens de Powell et DiMaggio) construit et renforce l'institution.
Twitter est non seulement un objet technique et fonctionnel qui pénètre les multiples objets du net, c'est aussi une règle de comportement ( renvoyer par ce canal ce qui semble intéressant), une règle d'évaluation ( la valeur des information dépend du nombre de RT), mais aussi un signe, disons, de maturité. Quant à l'usage il est encore largement peu déterminé et n'est le fait que du groupe dominant en terme d'activité ( 10% des usagers génèrent 90% du traffic). C'est la matérialité de la technologie, qui le constituera par ce qu'elle offre. La particularité de cette technologie, est que ce qu'elle offre n'est pas encore tout à fait défini puisque ces « affordances » se construisent tous les jours par l'arrivée sur le marché de nouveaux gadgets, de nouvelles applications, de nouvelles intégrations. Ce qui est remarquable dans le cas est que l'adoption se produit bien avant que soit réalisée sa véritable utilité.
Même s'il est difficile de conclure, nous n'avons qu'esquissé les points clé du raisonnement et d'autres développements étaient nécessaires, soulignons l'importance de lier la question de l'imaginaire à celle de l'institution, si nous voulons comprendre le rôle des technologie dans les pratiques sociales. Ce faisant, il sera aussi utile de rappeler que cette idée est celle amenée il y a plus de 30 ans par Cornelius Castoriadis. Celle d'un imaginaire instituant, source d'aliénation si l'on renvoie l'imaginaire au-delà de la sphère humaine et sociale, dans l'au-delà d'une raison désincarné, naturelle ou mystique, transcendante, en oubliant qu'aux sources de l'imaginaire il y a l'imagination radicale, la création.
(1) Patrice Flichy, L’imaginaire de l’internet, La Découverte, 2001 et édition du MIT (2007)