Avocat spécialisé dans le droit de l’Internet, C.M. s’inquiète de l’évolution du monde numérique au regard du respect de nos libertés. Symptomatique de ce danger, la substitution du terme « citoyen » par « internaute » crée, selon lui, une citoyenneté numérique de seconde zone. Et certaines garanties ou libertés ne pourront survivre sans intervention législative, et sans la reprise en mains d’Internet, son auto-régulation, par les internautes eux-même.
Cette tribune, initialement publié chez nos confrères de Ecrans.fr, est sous licence CC-BY-NC-ND
Une ministre est récemment injuriée dans des commentaires postés par des internautes en réaction à une vidéo postée sur le site de partage de DailyMotion. Elle sollicite l’identification des internautes concernés afin d’introduire une procédure judiciaire à leur encontre. Sa réaction semble justifiée, après tout elle ne fait qu’exercer le droit dont dispose tout citoyen d’obtenir réparation d’une violation des lois de la République. L’objet de cet article n’est pas de discuter de la démultiplication des procédures engagées par des hommes ou femmes politiques à l’encontre de citoyens mais de démontrer que, si nous n’y prenons pas garde dès maintenant, l’évolution du monde numérique se fera au détriment de nos libertés les plus fondamentales.
Une des questions essentielles pour la compréhension de la révolution sociale initiée par Internet est celle de la substitution ou de la complémentarité des activités réelles et numériques. Il est ardu de comparer le monde numérique et le monde réel tant les référentiels sont différents. On pourra citer quelques exemples d’activités substituées ou complémentaires. Le développement des photographies sur Internet s’est substitué aux officines de photographies, et les cartes mémoire ont remplacé les films argentiques. D’autres activités sont disponibles sur Internet et dans le monde réel (l’utilisation du courriel n’est pas, par exemple, à ce jour exclusive de celle de la Poste, notamment pour l’envoi de documents originaux ou spécifiques) ou
sont, au contraire, totalement intolérantes à Internet (par exemple, manger, même si l’achat des provisions peut désormais se faire sur les sites de supermarchés en ligne). A ce stade, il est important de se rappeler que de plus en plus d’activités se dématérialisent au fur et à mesure de l’évolution exponentielle du monde numérique.
Une fois cette analyse effectuée pour une activité donnée, il est possible d’identifier les différences de traitement par la loi afin de déterminer l’évolution de nos libertés fondamentales lors du passage au numérique. Pour reprendre le cas précité, les messages postés par les internautes ne constituent rien d’autre qu’une discussion politique courante entre citoyens, telles que celles que connaissent tous les matins des milliers de bistrots en France. Personne ne niera ni n’attaquera cette tradition française citoyenne, cet espace de liberté où certains abus regrettables peuvent avoir lieu mais ces abus cèdent le pas à l’utilité publique, sociale et politique de ces rencontres et discussions. Il est fort à parier que les commentaires postés sur le site DailyMotion ne sont pas plus excessifs que certaines discussions matinales dans un bistrot. Pourtant même une femme politique procédurière n’aurait ni l’idée ni les moyens de faire sanctionner les excès de ces discussions.
« La substitution du terme « citoyen » par « internaute » est symptomatique et dangereuse »
On pourra arguer que l’impossibilité physique et matérielle pour la ministre de poursuivre l’ensemble des propos injurieux ne les justifie pas pour autant, et ne lui interdit pas d’exercer ses droits de citoyenne à l’encontre d’internautes. Cependant, il s’agit bien là d’une rupture d’égalité. A ce sujet, et c’est bien là un exemple de la déformation d’un signifié par l’utilisation d’un nouveau signifiant, la substitution du terme
« citoyen » par « internaute » est symptomatique et dangereuse, créant ainsi une citoyenneté numérique de seconde zone, sauf à adopter une déclaration universelle du droit des internautes. On est plus prompt à condamner un « internaute » ou, pire, un « pirate » qu’un citoyen. Il est essentiel de relever que la rupture d’égalité précitée est paradoxalement rendue possible sous l’égide d’une loi très protectrice des libertés promulguée il y a cela près de 130 ans, la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881. Nous ne sommes même pas dans le cas d’une loi, comme par exemple la loi Création et Internet, votée expressément pour supprimer, sur Internet, des libertés qui avaient jusque-là survécu au passage au numérique.
Pour l’instant, le débat public ou, plus largement, les discussions entre citoyens sont des activités pour lesquelles Internet est un support complémentaire et additionnel. Cela sera de moins en moins le cas et la rupture d’égalité pour les discussions tenues dans le monde réel et dans le monde numérique va lentement, mais sans doute aucun, se muer en une suppression de facto de cette liberté.
Le constat est sans appel : sans aucune intervention législative, du simple fait du changement de paradigme créé par Internet, certaines garanties ou libertés vont disparaître. D’autres, au contraire, vont naître. Ce qui fait dire d’Internet qu’il est tant un « espace de liberté » qu’un « vide juridique ». S’il est vrai, et fort heureusement, que l’avènement d’Internet peut avoir des aspects bénéfiques sur nos libertés, il serait faux de croire qu’il s’agit de nouvelles libertés. Ce n’est, au contraire, que des nouvelles manières d’exercer nos droits et libertés de citoyens. C’est en ce sens que l’utilisation du terme « vide juridique » est malicieux, tout comme celle du terme « internaute », car cela suggère qu’une législation, souvent répressive, est nécessaire.
De surcroît, la « mémoire » d’Internet et des systèmes de traitement informatisés est un défi immense alors que de plus en plus de nos activités quotidiennes se dématérialisent, nécessitant de nouvelles garanties légales ou constitutionnelles ou, à tout le moins, la réelle application de la législation existante. L’exemple le plus flagrant est bien évidemment le suicide collectif (organisé par des sociétés privés) de nos données personnelles, et donc de notre vie privée, alors que la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés ne dispose que d’un budget ridicule en comparaison au caractère fondamental de sa mission.
« La loi Création et Internet est la première loi réellement liberticide »
Par ailleurs, de plus en plus de lois ou propositions de lois tentent de réguler ce « vide juridique » qu’est Internet (et non de restreindre nos libertés). La loi Création et Internet marque d’une pierre blanche l’histoire législative de l’internet par son extrémisme et son incompréhension quasi-idéologique des réseaux. Il ne s’agit même pas ici de l’inutilité de cette loi par rapport à son objectif affiché ni des conditions de corruption dans lesquelles elle a été élaborée et, dans une certaine mesure, votée ; ces seuls points nécessiteraient des développements élaborés. Cette loi, faisant fi de tout bon sens et de la réalité des réseaux, est la première loi réellement liberticide en supprimant des libertés dont nous jouissons dans le monde réel. Prenons l’hypothèse impensable d’une loi imposant non pas l’installation de radars automatiques sur les routes, mais l’installation dans chaque voiture d’un mouchard en communication constante avec une société privée et dont l’objet serait de signaler tout excès de vitesse aux fins de verbalisation. C’est ce que la loi Création et
Internet fait avec Internet. Bien évidement, il ne s’agit là que d’une première étape, le mouchard pouvant être amélioré afin de diffuser par exemple des messages de prévention sur la sécurité routière. Voire de traquer vos allées et venues (un motif légitime pourra être trouvé, comme par exemple le contrôle du nombre de kilomètres afin de vérifier que les déductions fiscales kilométriques sont véridiques). Mais cela a peu d’importance, cette loi ne visant que les pirates et non les citoyens.
Nos libertés de citoyens subissent donc une triple attaque. Certaines sont mises en danger lors du passage au numérique, par la seule application de la loi actuelle. D’autres sont menacées par les nouvelles possibilités technologiques à disposition de sociétés privées ou de l’État, sans qu’aucune loi protectrice ne soit adoptée ou la législation existante appliquée. Enfin, des initiatives législatives ont pour objet ou
conséquence nécessaire la suppression de libertés fondamentales.
La clé de la protection — ou de l’atteinte, c’est selon — de nos libertés est donc la loi. Malheureusement, au lieu de voter des lois protectrices indispensables, le mouvement législatif est plutôt de voter des lois répressives de nos libertés. Ce n’est pas un problème lié à une mouvance politique, même si une minorité de nos députés ont conscience de ces risques, mais structurel, dans la mesure où Internet s’est créé, à la différence du minitel, hors de tout contrôle des hommes et femmes politiques qui en perdent leurs repères. Alors que jusqu’alors que les articles et commentaires les concernant étaient l’œuvre quasi-exclusive de journalistes du sérail, la démocratisation des blogs citoyens ou de Wikipédia les effrayent car ils en ont perdu le contrôle. C’est ce contrôle perdu qu’ils essaient de retrouver par des moyens législatifs plus ou moins légitimes.
Nul doute que cette volonté de pouvoir et de maintien de modèles usés est illégitime. Elle l’a toujours été. Mais avant l’avènement d’Internet cette emprise était discrète ou limitée. Internet permet de la rendre publique, mais aussi offre de nouvelles possibilités de contrôle dont la tendance législative actuelle tente de nous dessaisir.
S’ajoutent à cet aveuglement égoïste de la majorité de la classe politique les attaques portées à nos libertés par les sociétés privées, souvent multinationales. Le problème est double : le classe politique peut ne pas entendre l’urgence d’agir (son attention étant plutôt portée sur le maintien de leur contrôle) ou, de bonne foi, peut être sans pouvoir, par exemple concernant les sociétés situés hors de leur territoire. En outre, ces sociétés, dont le seul intérêt est celui de leurs actionnaires, ont un pouvoir de lobbying écrasant et les relations entre leurs dirigeants et le monde politique créé une situation de corruption structurelle constante. Plus encore, la perte de pouvoir du monde politique sur ces sociétés est régulière. Sauf à instaurer une gouvernance mondiale — à tout le moins sur certains aspects, comme ce qu’il est tenté de faire en réponse à la crise financière actuelle — , cette tendance va continuer.
Il serait vain d’espérer une prise de conscience de la classe politique, encore moins des sociétés privées, tant que les internautes ne se transformeront pas en citoyens responsables. Une première mesure simple serait d’effectuer des arbitrages personnels sur notre façon d’utiliser les services numériques à notre disposition. Cette auto-censure revient à ne pas sacrifier notre liberté et notre vie privée sur l’autel de la facilité ou de l’utilité, réelle ou perçue, de ces services. En raison de l’enjeu — nos libertés — cette analyse doit se faire avec à l’esprit la pire des évolutions que pourrait prendre le réseau, tant il est certain que toute donnée mise sur le réseau quitte définitivement notre sphère. Et que toute liberté perdue l’est probablement à tout jamais, jusqu’à la prochaine révolution. Cette irréversibilité est difficile à appréhender, surtout pour les plus jeunes et l’équilibre à trouver ténu sauf à être excessif et devenir un moine du numérique.
« Il faut nous éduquer nous-mêmes »
Cet enjeu a été, depuis longtemps, parfaitement assimilé par le mouvement du logiciel libre : les réseaux et appareils électroniques (lesquels seront tous à terme connectés aux réseaux) doivent être ouverts et libres car c’est la seule façon d’en assurer le contrôle par les citoyens. Cette liberté doit s’exercer par un contrôle possible de l’architecture même des réseaux et un contrôle effectif, par chaque citoyen, de ses appareils électroniques. En particulier de ses ordinateurs et appareils de connexion aux réseaux. Par ailleurs ce n’est qu’à cette condition préalable que nous pourrons voir fleurir une véritable culture libre. Laquelle, en prospérant, reprendra le contrôle de la culture à ce jour encore entre les mains de quelques sociétés multinationales, tout en permettant d’assurer une rémunération supérieure aux créateurs, et de pérenniser les intermédiaires à valeur ajoutée qui sauront se rémunérer à un juste prix.
Tout citoyen doit ainsi s’imposer cette auto-régulation au moins aussi longtemps que la classe politique ne défendra pas une législation respectueuse des citoyens qui se devra de garantir a minima autant de garanties dans le monde numérique que celles dont nous bénéficions dans le monde réel. Heureusement, la révolution numérique a donné aux citoyens des moyens simples et efficaces de participer au débat public, même en pleine campagne ou au fond d’un garage. Il faut donc nous éduquer nous-mêmes, éduquer les représentants du peuple et lutter contre la corruption structurelle qui accompagne, dans tous les États du monde, le pouvoir. Car Internet ôte aux citoyens leurs dernières excuses : celles consistant à dire « je ne savais pas » ou « je ne peux rien faire ».
Enfin, dans les cas les plus extrêmes, la résistance, ou désobéissance c’est selon, civile s’imposera d’elle-même. La loi Création et Internet nous offrira l’occasion d’un premier acte en refusant d’installer, sur ses appareils électroniques personnels, un logiciel mouchard non libre et non interopérable et, qui plus est, payant, qui communiquera constamment avec une société privée. Une loi imposant cette installation préalable comme seul moyen de défense dans une procédure de nature pénale ne peut être, quoi qu’en en dise, que liberticide. Et il faudra faire connaître notre refus au gouvernement.
Cela serait gravement se méprendre sur ce qui précède que de croire que l’auteur souhaite un Internet libertaire ou anarchique, où la diffamation, l’injure et la contrefaçon seraient tolérées. Mais c’est bien la faute du législateur s’il n’a pas su faire promulguer des lois qui luttaient efficacement ou intelligemment contre ces excès. Que dire par exemple d’une loi, par ailleurs protectrice, comme la LCEN (Loi pour la confiance dans l’économie numérique) qui accroît le régime de
responsabilité d’un titulaire d’un site ou d’un blog qui choisirait de modérer a priori les commentaires qui y seront postés. Pourquoi n’existe-t-il aucune loi protégeant les particuliers qui éditent bénévolement sur des sites collaboratifs comme Wikipédia des contenus postés par d’autres utilisateurs afin, notamment, de supprimer des propos injurieux ou diffamatoires ? Quant aux droits d’auteurs et droits voisins, que penser par ailleurs d’un mouvement législatif qui n’a pas réussi à enrichir les créateurs, qui contribue au maintien d’intermédiaires condamnés à évoluer ou disparaître, et qui porte atteinte aux libertés des citoyens.
« Les sociétés, fictions juridiques, n’existent que parce que la loi le permet. »
La solution repose bien dans des lois et textes supranationaux respectueux des libertés et équilibrant les intérêts individuels afin d’assurer l’intérêt général. Cela nécessite un bouleversement des équilibres économiques et financiers de la société actuelle, d’autant plus difficile à atteindre que les intérêts existants usent de tout leur pouvoir, avec un succès certains jusqu’ici, afin d’éviter ce changement de paradigme législatif. Mais refuser que la loi s’adapte à la société, c’est oublier que le pouvoir nait de l’homme, du citoyen, du peuple et lui appartiendra toujours alors que les hommes et femmes politiques ne seront jamais que nos représentants — ce qu’ils ont souvent tendance à oublier — et que les sociétés, fictions juridiques, n’existent que parce que la loi, expression de la volonté du peuple dans une véritable République, le permet.
Certains pourront penser que ces attaques sur nos libertés sont très virtuelles, tant il est vrai que nous ne sommes qu’à l’aube des véritables problèmes. La crise financière, politique, économique et sociale qui nous frappe de plein fouet, ruinant la vie de millions de personnes, devrait rester notre priorité, tant il faut parer au plus urgent. Cet argument est cependant spécieux pour plusieurs raisons. D’une part, ces préoccupations et engagements ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. D’autre part, de nombreuses libertés mises à mal dans notre vie numérique sont ou seront indispensables pour mettre en œuvre les véritables solutions à cette crise. Enfin et surtout, nous avons là l’occasion d’éviter de nous retrouver dans une situation où notre seul pouvoir sera de « parer au plus urgent ».
Reprenons le contrôle, n’oublions jamais l’origine du pouvoir, construisons une société intelligente, ouverte, et respectueuse. Faisons-le avant que notre seule alternative soit la servitude volontaire ou la révolution. Inventons des lois intelligentes, prenons en compte les nouveaux paradigmes, afin, qu’à nouveau, la loi libère.