Je sens que la chance commence à être de la partie. Ou est-ce tout simplement une question de météo. Il fait de plus en plus chaud et de plus en plus de reptiles sortent spontanément de leur retraire hivernale.
Mitchell Grass Downs en fleurs. Ça sent le printemps …
Hier, c’est un serpent brun d’Ingram (Pseudonaja ingrami) qui m’a montré sa frimousse sur le bord de la route. Il était 11H00, il faisait très chaud dans la voiture (mais pas assez pour mettre en route la clim, en fait j’essaie surtout de réduire la consommation d’essence car, vu l’itinéraire que j’ai choisi de suivre, la prochaine pompe est dans 800 km). Dehors, un violent vent de sud balayait la piste, créant ça et là quelques tourbillons de poussière. Je venais de prendre la piste qui mène à Coorabulka Station et je traversais ce qu’on appelle ici les Mitchell Grass Downs, vastes plaines d’argile grise où poussent quelques touffes d’herbe rase. L’argile profondément craquelée est un refuge tout trouvé pour la faune locale lors des longs mois d’hiver.
Soudain, tintin … une forme attire mon attention sur le côté droit de la piste. C’est long, c’est rouge brillant, des pupilles noir profond et une gueule, une gueule ! Une gueule sublime, noire et brillante avec des reflets bleutés. Je pile et cours vers la bestiole qui est heureusement toujours là à me menacer, prête à bondir, le corps en forme de S et cette magnifique bouche au baiser mortel.
Le corps est rouge foncé intense et brillant, la base noirâtre des écailles crée un motif réticulé hypnotisant. Rapidement, le serpent prend la fuite et cherche refuge dans une des fissures du sol. Il hésite à entrer dans la première crevasse ce qui me laisse le temps de l’attraper. Un peu trop entreprenant à mon goût, il commence à remonter vers ma main et, n’ayant aucune envie de me faire bouffer ici, ni là d’ailleurs, je lâche prise. L’animal retombe sur le sol, gonfle son cou à la manière des cobras (mais sans se dresser, d’où l’origine du nom de genre : Pseudo - naja) en guise de dernière menace puis, plus rapide que moi cette fois, réussi à se glisser silencieusement dans une galerie de rongeur.
Mon cœur bat à cent à l’heure, le sien aussi je pense, quelle rencontre !
Je continue ma route, plus excité et motivé que jamais. Arrivé à Coorabulka, je discute vite fait avec les fermiers et rempli le jerricane de flotte.
Une heure plus tard, sur la route du Diamantina Lakes National Park, j’évite de justesse un varan qui s’est planté en plein milieu de la piste pour faire bronzette. Là encore, je pile et cours hors de la voiture, appareil photo au poing cette fois-ci. Le reptile est tout plat et ne bouge pas. « Encore un varan carpette ! », me dis-je. Je m’approche quand même, juste histoire de savoir de quelle espèce il s’agit, et voilà que le saurien d’environ un mètre de long se dresse sur ses pattes et gonfle son corps afin de paraître plus gros qu’il n’est. Varanus spenceri, c’est son nom, magnifique animal au pattern composé de larges bandes transversales foncées sur un fond brun clair assez chaud. Je continue de m’approcher, on est jamais trop près comme on dit, ou alors y a que moi qui dit ça, je sais pas … bref, mon idée ne plaît pas trop à Monsieur qui commence à me foncer dessus la gueule ouverte. Et voilà Eric Sansault courant dans la poussière, poursuivi par un varan. Franchement, il n’y a nulle part ailleurs où j’aimerais être.
Spencer’s Monitor (Varanus spenceri), autre habitant des Mitchell Grass Downs.
Le soir, je m’arrête au Gum Hole Campground du Diamantina Lakes NP. Il s’agit d’un petit plan d’eau permanent au milieu du complexe réseau de canaux à secs, en hiver, de la Diamantina River. L’endroit est une aubaine pour les spatules, pélicans, ardéidés et autres gravelaux à front noir. Si un jour, vous plantez votre camp au bord d’un plan d’eau dans le sud-ouest du Queensland, évitez que ce plan d’eau soit un dortoir à Little Corella, cacatoès de taille moyenne, bruyants, très bruyants.
Le lendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, faut suivre un peu. Je prends la direction de Windorah. Je passe par Davenport Station puis prend la route de Monkira. Je double un cavalier qui se balade ici tout seul avec ses trois chevaux. Arrivé à Monkira, je serai sur la piste principale entre Bedourie et Windorah. Mais prenez une carte, ça sera plus simple.
La piste vers Monkira longe la Diamantina River, je suis vraiment au cœur de la région appelée « The Channel Country ».
Je roule à deux à l’heure afin de ne rien manquer. Un petit serpent traverse la piste à toute vitesse, impossible de le retrouver mais c’est quand même bon signe, deux serpents en deux jours à la mi-août, c’est vraiment motivant !
J’essaye de faire un peu d’ornithologie, je confonds un Australian Bustard (appelé désormais Australian Bastard) avec une souche qui sort de terre et je me pignole 20 minutes sur un Brown Falcon forme sombre, l’ayant pris au premier regard pour un Black Falcon.
Vers 14H00, je trouve un spot qui me semble intéressant et je considère que ça vaut le coup d’y rester quelques heures. L’endroit est parfait. Plaine d’argile rougeâtre avec fissures profondes et galeries de rongeurs à tout va. Je prends les jumelles et l’appareil photo et c’est parti pour chercher. La zone est très vivante, Crimson et Orange Chats et Gibber Bird décollent à mon approche. Des dizaines de criquets, papillons et grillons sont les principaux représentants des arthropodes (quelques araignées aussi, dont une Red-Backed Spider à identifier).
Tu te réveilles au matin, tu regardes par la fenêtre et tu vois ça … et là tu souris.
Le soleil se couchant, je m’imagine déjà tombant sur le taipan de mes rêves et faire les photos de mes rêves avec la lumière de mes rêves. Je suis tellement au taquet que j’ai des poussées d’adrénaline lorsque je vois une branche sombre posée à côté d’un trou de rongeur.
Vers 18h00, le moral remonte de plus belle lorsque je tombe sur le fameux Long Haired Rat, proie quasi exclusive du taipan à petites écailles (ainsi que du Pseudonaja d’Ingram trouvé hier). Confirmant que cette zone semble vraiment propice. Les recherches reprendront demain matin.
Mardi : bonne journée de prospection, quelques Tympanocryptis se cachent dans les fissures. Deux dingos passent à 20 mètres de la voiture et s’arrêtent au pied d’un arbre à la recherche de nourriture. Pas mal de rapaces passent au-dessus de ma tête (les espèces habituelles : aigle australien, milan noir, faucons bruns …). Je trouve des pelotes de réjection contenant quelques os de micromammifères ainsi que des poils gris, probablement de rat à longs poils (seule espèce à la fourrure grise dans cette région aride). Mais pas de serpent. Le soir, je me fais peur avec Bag of Bones de Stephen King.
Mercredi : je recherche encore sur le même site jusqu’à midi, heure à partir il fait trop chaud, même pour les serpents, surtout qu’aujourd’hui le vent a beaucoup faibli. Après le déjeuner, deux tartines de nutella, je prends la route vers Monkira. Je décide de m’arrêter au prochain bon spot. Facile à dire mais plus dur à faire : toute la région est un bon spot. J’y vais donc au feeling, suivant mon instinct. Je roule pendant environ 10km puis quitte la piste et m’arrête quelques centaines de mètres plus loin. En fait, statistiquement, il y a autant de chance de tomber sur un serpent sur la piste que partout ailleurs. Je m’éloigne juste pour éviter les nuages de poussière créés par une probable autre voiture et ainsi laisser les fenêtres du Patrol ouvertes sans risquer que l’habitacle ne ressemble à un chantier archéologique. Précaution bien vaine puisque aucune voiture n’est passée ici aujourd’hui.
Rapide prospection entre 13 et 14h, histoire de voir si la zone est potentiellement intéressante, et elle l’est, et histoire de faire aussi connaissance avec mes nouvelles copines les mouches, toujours aussi nombreuses et collantes et je m’interroge encore quant à leur rôle dans le réseau trophique local. Il fait vraiment chaud, l’absence de vent y est pour beaucoup, je retourne à la voiture pour la sieste salvatrice. Je ressors vers 16h, trempé de sueur, pas forcément reposé, mais toujours très motivé. La lumière commence à être rasante et plus chaude, j’espère en profiter et faire des photos. Je ne prends que le strict minimum : un boîtier et deux objectifs, un 105mm monté sur le boîtier et un petit 35mm dans la poche. À 17h30 heure locale, une forme attire mon attention. Cela aurait pu être la énième branche gisant sur le sol ou la énième pierre oblongue luisant au soleil, mais non, ça bouge, ça serpente, ça s’éloigne, ça être un serpent. Cours Forest ! Cours ! J’arrive juste à temps pour attraper le bout de queue qui traîne à suivre le reste du corps dans une fissure du sol. J’essaye délicatement de tirer l’animal hors de sa cachette pour ne pas le blesser. Les quelques secondes que dure cette lutte acharnée me laissent le temps d’analyser un peu la situation : le corps est large et musculeux, les écailles sont lisses, la couleur est rouge sombre brillant, le ventre jaunâtre tirant sur le rouge vers la partie antérieure du corps. Le verdict tombe : il s’agit vraisemblablement … d’un Pseudonaja d’Ingram ! Une belle femelle, je suis bien placé pour voir ça, adulte, d’environ un mètre vingt. Petite déception – j’aurais préféré un taipan à petites écailles – qui laisse rapidement place à l’euphorie de pouvoir enfin faire des photos de serpent.
Pseudonaja d’Ingram, femelle adulte dans les plaines arides de l’Ouest Queensland.
Pas vraiment ravie d’être ainsi interrompue dans sa chasse de fin d’après-midi, la belle sort le grand jeu et devient menaçante. Beaucoup de sifflements, de gueule ouverte, de nuque aplatie et de fausses attaques, beaucoup de bluff en réalité. Bluff nécessaire mais surtout très utile et parfois suffisant, car il faut que vous le sachiez, et pas seulement dans la colle, la fabrication du venin est un procédé très coûteux pour les serpents et, dans un milieu aussi aride que celui-ci, où la rareté des proies n’a d’égale que la difficulté de les débusquer dans ces immenses réseaux de galeries souterraines, les serpents se doivent d’immobiliser leur proie le plus rapidement possible en un minimum d’essais. Ainsi, les ophidiens de ces régions utilisent rarement le venin comme moyen de défense, pas question de gaspiller ce précieux liquide quand il suffit de paraître plus gros ou plus bruyant qu’on ne l’est.
On voit souvent le venin comme un mélange mortel – pour nous - mais on en oublie cependant son rôle vital – pour eux.
Bref, revenons à notre magnifique Peudonaja d’Ingram. Après quelques minutes de fureur, le serpent se calme enfin et je peux commencer à faire des photos. Mes mouvements, aussi lents soient-ils, font réagir l’animal et je décide de garder mes distances : pas moins de 50 cm. La précédente explication sur l’utilisation modérée du venin comme moyen de défense est rarement une réflexion de terrain, surtout à moins d’un mètre d’une bestiole mortelle, surtout à deux kilomètres de la voiture, surtout à 200km de l’hôpital le plus proche.
Après une vingtaine de minutes, le temps passe vite quand on s’amuse, il est temps de laisser madame vaquer à ses occupations.
Au bout de quelques secondes, il semble qu’elle ait déjà oublié sa mésaventure, sa fuite devient alors une balade tranquille durant laquelle elle s’arrête pour humer son environnement avant de repartir, confiante et puissante, mais si fragile à la fois.
Et je la regarde s’éloigner lentement sous le soleil couchant, cherchant minutieusement une fissure dans laquelle passer la nuit. C’est beau la nature. Quand je pense que Dieu n’a rien à voir là-dedans ...
Pseudonaja d’Ingram en promenade de fin d’après-midi.
Le soir, je trie mes photos et je me prépare les deux dernières courgettes qui ont littéralement explosé à cause de la chaleur. Je ne peux m’empêcher de sourire en repensant à cette séance photo. Je vais bien dormir.
Branleur ? Ouais, mais j’assume.