La France en opex, par François d'Orcival

Publié le 26 août 2009 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

À Kaboul, des élections sous le feu ; à la frontière libanaise, une paix si fragile ; au Tchad, des braises jamais éteintes ; au Kosovo, une guerre civile qui menace... Mais la France est là.

La France envoie chaque année plus de 40.000 de ses soldats hors de ses frontières. Compte tenu des rotations, c'est en effet le nombre total d'hommes et de femmes qui servent sous nos couleurs pour que nous puissions entretenir, en permanence, quelque 12.000 soldats en opérations extérieures - les "opex". Les États-Unis mis à part, la France est la seule nation à consentir un tel effort.

D'autant que nos hommes sont déployés dans cinq opérations majeures, alors que les Britanniques, qui engagent des effectifs un peu supérieurs, se concentrent sur deux théâtres. Les Français sont partout, sous le drapeau des Nations unies, de l'Otan ou de l'Union européenne : au Kosovo ; en Côte d'Ivoire, au Tchad et au Darfour ; au Liban ; en Afghanistan. À un moment ou à un autre de leur histoire, les Français avaient été dans les Balkans, au Levant ou en Afrique. En Afghanistan, jamais.


Il a donc fallu combler les distances (Kaboul est à 6.000 kilomètres de Paris) et se faire à des combats très durs. On n'est plus dans le "maintien de la paix". En trois ans, le coût de ces opex a augmenté de 40%. Benoît d'Aboville, à la Cour des comptes, et Louis Giscard d'Estaing, à la tête d'une mission parlementaire de l'Assemblée, viennent de rédiger deux rapports qui se confirment l'un l'autre sur le sujet ; ils évaluent le total des coûts à 1.232 millions d'euros répartis entre le ministère de la Défense (852) et celui des Affaires étrangères (380).Un tel effort n'est justifié que par la volonté de la France de tenir son "rang" et de conserver son influence sur les affaires du monde.

La première cause des hausses de coûts s'intitule "indemnité de sujétion pour service à l'étranger", une prime qui double la solde. Le même capitaine qui perçoit 30.400 euros par an sur le territoire national touche une prime de 18.000 euros s'il commande une compagnie pendant six mois en Afghanistan. Même écart pour un sergent : 16.450 euros en métropole, 27.600 en opex de six mois. Les rapporteurs ont comparé ces soldes à celles des Britanniques : le capitaine d'un régiment de Sa Majesté perçoit 44.000 euros en opération et le sergent 38.000 (primes non imposables, ni en France ni en Grande-Bretagne).

Mais, naturellement, c'est la logistique, le ravitaillement, l'entretien du matériel, les carburants, et maintenant les munitions, qui pèsent de plus en plus lourd. «On a mis le fantassin français au standard américain », dit le colonel Le Nen, qui commandait le 27e bataillon de chasseurs alpins durant le premier semestre de cette année en Afghanistan. Tenue de combat, gilet pare-balles, rangers, équipement radio, tout a été adapté. Car, tout s'use plus vite dans la rocaille d'une vallée afghane ou libanaise que sur le bitume d'un quartier métropolitain. Détail rapporté par la mission Giscard d'Estaing : « Les militaires eux-mêmes acquièrent sur leurs propres deniers des équipements jugés utiles, bien que non fournis par le ministère de la Défense : effets d'habillement, lampes, gants spéciaux pour le tir d'élite... » Autre détail, en opex, un soldat ne se sépare pas de son arme individuelle - d'où usure plus rapide mais aussi, vols. Lesquels finissent par coûter cher, souligne le rapport, « surtout lorsque les forces spéciales sont amenées à racheter discrètement les armes dérobées pour éviter de les retrouver dans de mauvaises mains »...

Usure aussi, et surtout, pour les matériels. Un Vab, ce gros véhicule blindé à quatre roues, roule trois fois plus en opération qu'en métropole, et en plus sur de méchantes pistes : il faut changer plus souvent leur boîte de vitesses, leurs pneus, leurs équipements, doubler leur blindage, les équiper de brouilleurs antimines ; il faut aussi disposer de camions de détection des engins explosifs... Et l'entraînement des hommes ? Il va de soi dans ces unités très professionnelles qui partent pour l'Afghanistan. Et pourtant, il n'a pas été jugé suffisant par l'état-major. Celui-ci y a ajouté une préparation supplémentaire : pour 2.700 fantassins en opération dans les vallées afghanes, on envoie chaque année 7.500 hommes et femmes en stage de 6 mois en « centre d'aguerrissement en montagne ».

Aguerrissement, la clé. Résistance, endurance, effort de tous. Et pour le chef, non seulement savoir se mettre devant et donner l'exemple, mais « éclairer, rassurer, stimuler », « donner confiance », « être toujours présent pour les petits ». Ce qui est typiquement le credo des paras à béret rouge du 8e régiment de parachutistes d'infanterie de marine (RPIMa).

Aujourd'hui rédacteur en chef du service monde de Valeurs actuelles, Frédéric Pons a quitté le "8" pour faire ses classes dans le journalisme et rejoindre notre rédaction. Il est colonel de réserve et ancien de l'Institut des hautes études de défense nationale. Il vient de choisir ce régiment comme unité modèle des opex. Il l'a rencontré au Liban, en 1978-1979, et l'a retrouvé dans l'embuscade tragique de la vallée d'Ouzbine, l'an dernier. Il lui rend hommage dans un récit très riche, détaillé, puisé auprès des témoins, de ses faits d'armes des 30 dernières années.

Le premier anniversaire de la terrible embuscade

Car ce régiment est bien plus ancien : il a été créé le 1er mars 1951 à Hanoi par le général de Lattre qui le baptisait 8e bataillon de parachutistes coloniaux. Anéanti à Diên Biên Phu, il va renaître en Algérie, puis deviendra le 8e RPIMa avant d'être basé à Castres, dans le Tarn, en 1963, et de devenir en 1970 un régiment entièrement professionnel. Il part alors pour l'Afrique, du Tchad au Rwanda ; il ira au Sud du Liban, à Beyrouth, au Cambodge, en Bosnie, au Kosovo et en Afghanistan. Le 18 août dernier, il commémorait par une prise d'armes le premier anniversaire de la terrible embuscade au cours de laquelle l'une de ses sections fut quasiment décimée. Huit parachutistes du régiment y avaient perdu la vie, deux autres provenant d'unités différentes avaient aussi été tués, et le "8" avait, en outre, relevé douze blessés.

À ce combat, qui dura toute une après-midi et une partie de la nuit suivante, un combat comme les paras n'en avaient pas connu depuis l'Algérie, Frédéric Pons consacre les cinquante premières pages de son livre, dans un film précis, imagé, minute par minute, homme par homme, avec cette chaleur, cette camaraderie de frères d'armes qui donne à la guerre son épaisseur humaine. Puis, après avoir raconté 30 ans d'opex, il revient à la fin de son livre sur ce drame lancinant - comment des parachutistes hyper-entraînés se sont-ils donc fait prendre au piège ? - pour tenter d'en tirer les leçons, en une dizaine de pages supplémentaires. « Rien ne compense la perte de vies emportées le 18 août 2008, écrit-il. Mais le comportement individuel et collectif des paras et de leurs gradés pris au piège mérite d'être cité en exemple. Courageux et efficaces, les paras, associés aux marsouins, ont su empêcher l'anéantissement de la section. Ils ont surtout permis dans les heures qui suivirent la destruction de six à sept fois plus d'insurgés. » Mais il ajoute : « L'ennemi a-t-il été ce jour-là sous-estimé ? Oui hélas. » Les talibans ne supportaient pas la reprise du contrôle par les Français d'une zone « de transit et de repos, essentielle pour leurs communications. Tout annonçait la réplique... ».

C'est le 25 février 2008, en Conseil de défense, que le président de la République avait décidé de renforcer notre engagement militaire en Afghanistan. Le 8e RPIMa recevait aussitôt ses consignes et embarquait trois mois plus tard pour Kaboul. « Ce combat, disait Nicolas Sarkozy, est un combat juste, un combat que l'on ne doit pas perdre - parce que là-bas se joue l'avenir de ce à quoi nous croyons. »

Le premier parachutiste du régiment tombé au combat depuis la guerre d'Algérie fut le caporal-chef Jacquot, tué au Liban en février 1979. Le "8" était alors commandé par le colonel Cann, aujourd'hui général de corps d'armée (2e section), président de l'amicale des anciens. Lorsque le régiment rentra de sa mission, il écrivit dans son rapport : « Ni autorité politique, ni pouvoir militaire. Quel dénuement face à l'impossible mission de restaurer l'autorité politique libanaise et recouvrer l'intégrité territoriale du Liban ! Jamais instrument ne fut aussi mal adapté à l'ouvrage. Fallait-il changer l'instrument ? Fallait-il modifier l'ouvrage ? » 30 ans plus tard, les Français sont encore au Liban, qu'ils ont quitté avant d'y retourner. On voudrait être sûr que les mêmes questions ne se posent pas en Afghanistan.

Source du texte : VALEURS ACTUELLES