« Man, t’as kiffé grave le premier roman de Léonora Miano, pourquoi as-tu laissé son second roman prendre autant de poussières dans ta bibliothèque avant de la parcourir ? ».
Je pense que Léonora Miano est un auteur dont la thématique de ses textes ne me laisse pas indifférent, et qui a le mérite de poser de véritables questions de fond sur la culture et les sociétés d’Afrique centrale. J’aime l’idée que des auteurs africains aillent mettre le doigt là où ça fait mal, au risque de se mettre à dos les tenants d’une bien-pensante ligne de conduite et défenseurs de la sacro-sainte culture africaine.
Il me fallait donc le temps de savourer ce bouquin.
Je disais donc qu'avec son style parfaitement maîtrisé, elle pose des questions qui font cogiter, empêchent de tourner délibérement en rond. Il faut donc prendre le temps de la lire. Le temps.
Musango est une enfant désignée sorcière par sa propre mère. Atteinte d’une des formes aigues de la drépanocytose, elle est régulièrement malade. Sa mère sait servi d’elle comme cheval de Troie pour sortir de son taudis et entrer en ménage chez un homme aisé du Mboasu. Déjà en rivalité avec sa mère, vu l’affection et l’attention que lui porte cet homme, la haine de cette dernière prend une tournure extrême quand l’homme disparaît. Le statut précaire de cette femme est compromis par ce décès, en l’absence de toute forme de contrat de mariage. Musango est responsable de tout cela. Elle est une enfant-sorcière. Selon sa mère. La violence qui s’abat sur Musango prendra une forme définitive lorsqu’elle va être chassée du domicile familial par sa génitrice.
Comme toi, elle s’est crue l’ombre d’un homme plutôt que sa compagne, greffant sur sa pauvre réussite matérielle une vie de parasite. Les sangsues ne peuvent aimer leurs enfants. Elles n’en ont que pour consolider leur position sociale. Ici c’est chacun pour soi. Un enfant peut devenir le pire ennemi de ses parents sans le savoir (…) Les gens vivent les uns près des autres, mais pas ensemble. Ils s’épient, se jalousent passionnément et demeurent côte à côte par une habitude plus grégaire que solidaire. C’est cela que nous appelons valeurs ancestrales de notre peuple : la solitude du groupe.
Page 104, Edition Plon
Ce roman raconte les péripéties du parcours de cette petite fille de 9 ans jetée à la rue.
La question des enfants sorciers n’est pas nouvelle. Pour qui s’est plongé chez les grands auteurs nigérians comme Achebe ou Emecheta, le souvenir du concept d’Ogbanjé n’est pas nouveau. L’idée qu’un esprit malfaisant se réincarne dans un fœtus. Le phénomène n’est donc pas anodin. Il prend même des proportions importantes en RDC ou au Congo Brazzaville suite aux désignations hasardeuses de charlatans de tout poil, répondant aux aspirations de parents terrassés par la misère et qui projetent sur leur progéniture, l’essence de leur condition malheureuse.
Léonora Miano tente dans ses ténèbres de brosser les contours d’un avenir pour ce Mboasu déboussolé qui mutile ses enfants, par la voix d'une fille qui essaie de s'extirper de sa condition pour apprécier et dénoncer les choix de sa mère.
Notre peuple n’a pas soudain enfanté une génération de petits êtres malfaisants, et bien des démons n’existent qu’au fond de nous. C’est ce que nous croyons qui finit par prendre corps, et par nous dévorer. Je crois profondément, mère. Non pas aux joies factices qui tapent des pieds et des mains sous les voûtes des temples ou sous l’éclairage phosphorescent des boîtes de nuit, ou selon sa sensibilité, on cherche le même délire. Je crois à l’authentique plaisir de vivre l’alternance de la mélancolie et de la joie, et je crois que la misère est une circonstance, non pas une sentence.
Page 145, édition Plon
Elle est vivante. Sa parole de craquements et de crissements me parvient pour faire entendre qu’elle était souveraine. Les humains pactisaient avec elle, avec les bêtes féroces dans lesquelles elle matérialisait sa puissance, afin de se rendre accessible à leur entendement. Chaque famille avait un totem, un animal dont l’esprit la protégeait, et qu’elle ne pouvait manger sous au risque de tomber malade ou de mourir.
A présent, la brousse n’est plus qu’un corps qu’ils mutilent de la pointe acérée de leurs couteaux, pour lui soutirer des écorces ou des herbes, sans prendre la peine de la remercier pour ses dons. Lorsqu’ils en invoquent les forces, ce n’est plus pour leur demander de les relier au Suprême, mais seulement pour obtenir de quoi se remplir la panse.
Page 77
Au travers du parcours mouvementé de Musango, c’est un regard extrêmement mâture que cette petite fille lance sur sa société. Entre proxénètes et faux prophètes, enfants de la rue et femmes destinées à la prostitution en Europe, Musango scrute, questionne. Elle se construit dans cette adversité perverse. Elle clame sa rage de vivre malgré cette tare génétique, ce rejet maternel, cette misère physique mais aussi spirituelle.
Il faut que je réfléchisse à la manière d’approcher enfin ma vie. Je me sens sur le point d’éclore comme un poussin qui va briser sa coquille. Il n’y aura eu personne pour me couver. Je marche sur le bord des pieds, pour éviter de les sentir se fissurer au milieu, ce qui arrive lorsqu’on marche trop longtemps. La douleur est si vive qu’on a le sentiment que les pieds pleurent (…) Les échardes me piquent tout de même. Elles s’enfoncent dans ma chair. Je n’essaie pas de les enlever. Nous vivons tous avec des échardes dans le corps. Il suffit de savoir comment se mouvoir, pour qu’elles n’atteignent jamais un organe vital. Elles me piquent. Je ne crie pas. Je marge dans la ville, et je suis presque libre.
Page 120, édition Plon
Léonora Miano secoue le cocotier avec une virulence proche de celle exprimée dans L’intérieur de la nuit. Les images sont très fortes. Il est pourtant difficile de lui en faire le reproche vu la manière avec laquelle, elle conduit l’histoire de cette petite fille. Vu la violence absurde qui s’abat sur tous ces enfants. Vu la puissance et l’obscurantisme de certains marabouts, certains pasteurs, lourds de conséquences. Vu la sclérose qui paralyse les pensées dans cette région du monde. Introduire de la nuance dans son propos aurait été un plus indéniable. Le caractère globalisant de certaines condamnations à l’endroit des églises dites de réveil par exemple.
Le débat est vaste. Après avoir exploré l'interieur de la nuit, Léonora Miano propose des lendemains. C'est une perspective très rare dans les lettres africaines où les capacités de faire un constat sont réelles, mais celles de proposer une alternative sont clairsemées...
C’est un livre à lire. Je me permets de vous suggérer le documentaire passionnant de Monique Mbeka-Phoba sur le même sujet, intitulé Sorcière la vie.
Léonora Miano, Contours du jour qui vient
Edition Plon, 275 pages
Léonora Miano propose sa vision du texte sur son site
Voir les commentaires de lecture de La Lettrine (mitigé), La plume francophone (technique), Wodka.
Source Photo : L'internaute