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Les librairies Virgin et le magazine Lire ont couronné Les Veilleurs (Seuil), premier roman d'un jeune homme de 26 ans.
Premier opus d’un normalien qui enseigne la littérature comparée à Paris 8, Les Veilleurs est un livre ambitieux, complexe, dense et d’abord passionnant. Dans un monde aseptisé qui pourrait ressembler au nôtre dans quelques années, un dormeur pathologique, amnésique de surcroît, assassine trois personnes en pleine rue. Déclaré fou, condamné à la prison à perpétuité, Nexus est confié à un éminent et singulier psychiatre, le docteur Traumfreund, assisté du policier Rilviero. Tous deux se mettent en quête des codes qui régissent le monde secret de leur patient. Que se passe-t-il la nuit dans la tête de Nexus ? Est-ce pur produit de son imagination ou la réalité n’est-elle pas ce que l’on croit ?
Qui êtes-vous Vincent Message ?
Je suis né à Paris en 1983, dans une famille où l'on attache une grande importance à la culture et à la démocratisation du savoir. Beaucoup de mes proches travaillent dans l’enseignement et dans l’administration publique. C’est également mon cas, puisque après des études de lettres, de langues et de sciences humaines (à l’École Normale Supérieure et à la Sorbonne), je prépare depuis 2008 une thèse de Littérature comparée et enseigne cette discipline à l’Université de Paris 8 Saint-Denis.
Depuis quand écrivez-vous ?
Depuis que je sais écrire. J’ai rédigé mes premiers textes dans un français phonétique, lorsque j’avais sept ou huit ans.
Depuis quand aviez-vous en tête la trame des Veilleurs ?
C’est un projet que j’ai porté longtemps. L’idée date du printemps 2000 ; j’ai ensuite mis cinq ans à l’écrire, de 2003 à 2008.
Croyez-vous à l'influence des rêves ?
Tout au long de l’écriture du roman, j’ai été très attentif à ce qui se passait durant mon sommeil ; j’ai notamment cherché à me constituer une petite onirothèque, en notant tous les rêves dont je me rappelais. Aucun n’a été réutilisé tel quel dans Les Veilleurs, mais cela me mettait dans la disposition d’esprit nécessaire à mon sujet.
Croyez-vous à l’influence des rêves sur nos vies réelles ?
Si on entend par rêves non seulement les visions de notre sommeil, mais aussi nos rêveries éveillées, je suis persuadé qu’ils exercent sur nous une influence majeure, oui. Nous vivons portés par nos rêves, et nous ne sommes pas grand-chose sans eux.
L’amnésie est-elle un refuge ou une souffrance ? Une manipulation de son inconscient ? Les romanciers ne sont-ils pas amnésiques par essence, lorsqu’il s’agit de raconter des histoires, donc d’inventer ?
Pour mon personnage de Nexus, l’amnésie est avant tout une souffrance, puisqu’elle l’empêche de trouver sa place dans la société. Par ailleurs, on peut dire qu’elle est liée au refoulement de traumatismes qu’il a subis. L’amnésique est souvent un personnage de fiction très intéressant, parce qu’il porte sur le monde un regard neuf et n’a rien perdu de son sens du possible.
Etes-vous particulièrement fasciné par la psychiatrie, la psychanalyse ?
La psychanalyse fait partie de l’atmosphère du roman, mais je n’ai pas cherché à lui donner de rôle structurant. La relation qui se noue entre Traumfreund et Nexus n’est pas celle d’une analyse ordinaire. Je suis plus intéressé par les évolutions de la pratique psychiatrique depuis soixante ans. Notre psychisme est un territoire largement inconnu, que la littérature commence tout juste à explorer. S’il n’y a plus de terres nouvelles dans le monde extérieur, pense Traumfreund, « j’irai à l’intérieur des crânes ». (p. 148)
Vous êtes-vous beaucoup documenté, avez-vous interrogé des médecins, des policiers pour écrire ce roman ?
J’ai lu des ouvrages de psychiatres (Laing, Cooper, Zarifian) et me suis informé de l’état des connaissances scientifiques sur le sommeil. Pour reconstituer la scène du meurtre, je me suis également appuyé sur des rapports balistiques. Mais Traumfreund et Rilviero restent des personnages construits par l’imagination : je n’ai jamais visé le réalisme.
Êtes-vous un fan de polars ?
J’en ai beaucoup lu. Moins maintenant. J’apprécie l’énergie narrative du genre, ainsi que la rigueur de construction qu’il demande. Pourtant les codes du polar ne m’intéressent qu’à condition de les dépasser. Dans Les Veilleurs, j’ai aussi choisi la structure d’un roman policier pour réfléchir à l’attrait que ce genre exerce dans nos sociétés. Cela participe de ce que Traumfreund appelle la fascination pour la nuit.
Quel est votre panthéon littéraire personnel ?
J’aimerais m’inscrire dans une constellation d’auteurs baroques mais méticuleux, qui irait de Borges à Nabokov et de Grass à Cortázar.
Votre roman fait penser parfois aux romans de José Carlos Somoza pour le dédale, la psychanalyse qui s’invite dans le récit presque à chaque page, et à ceux de Georges-Olivier Châteaureynaud pour l’onirisme. Cette convergence est-elle consciente ou inconsciente ?
Je n’ai lu ni l’un ni l’autre, mais la comparaison ne me surprend pas, car ce sont des auteurs qui m’intéressent, d’après le peu que je sais d’eux.
Craignez-vous une aseptisation progressive de la société ? Nous dirigeons-nous vers une nouvelle forme de totalitarisme ?
J’ai le sentiment que notre société de carrières, malade d’économisme, visant à la transformation permanente du monde sans plus s’interroger sur les finalités de cette transformation, exerce des pressions souvent insupportables sur l’individu. On perçoit depuis plusieurs années un malaise très net dans le monde de la culture, puisqu’elle est vue par beaucoup de rationalistes bornés comme « ce qui ne sert à rien ». Les événements qui se déroulent au Nordeste, dans Les Veilleurs, sont une occasion de réfléchir aux conséquences de cet utilitarisme à la petite semaine face auquel – c’est un des sens du titre – nous devons être vigilants.
Vouloir tout soigner, tout comprendre (décrypter et analyser les psychoses pour mieux les prévenir) est-il un vœu utopique ? Une folie ?
Disons que c’est un horizon qui permet à la science de progresser, même si elle n’atteindra jamais une compréhension totale. En réalité, la psychiatrie n’en est qu’à ses débuts. Notre compréhension des pathologies mentales est encore primitive. On peut espérer que c’est un domaine où beaucoup de découvertes seront faites dans le siècle à venir.
En lisant les parties du récit consacrées au rêve de Nexus, on a souvent l’impression d’être perdu comme dans un labyrinthe, à la manière d’un film de David Lynch ou d’un tableau de Salvador Dali. Vous êtes-vous amusé à balader le lecteur ?
Le livre s’adresse effectivement entre autres à des lecteurs amateurs de labyrinthes, qui ne craignent pas de se sentir un peu perdus, aiment recueillir les indices, nouer les fils de l’intrigue et créer leur propre chemin à travers le texte. Personnellement, mon plaisir de lecture se trouve augmenté quand je me sens mis au défi par un roman. Rien de pire, en matière de fiction, que le cousu de fil blanc !
Diriez-vous que votre roman — références au Bateau, au Désert, à la Porte, à Calder, à l’avenue Breton etc. —, est surréaliste (au sens du Manifeste des Surréalistes ?
Le processus d’écriture à l’œuvre dans Les Veilleurs est plus conscient, plus contrôlé que celui qu’utilisaient les surréalistes. J’ai plutôt voulu penser une troisième étape dans le rapport au rêve : après le romantisme où le rêve est un territoire d’évasion, et le surréalisme qui recherche le point où rêve et réalité se confondent, je crois que nous devons trouver un équilibre qui permettrait de reconnaître que si rêve et réel sont distincts dans notre vie quotidienne, l’imaginaire appartient cependant de plein droit à notre réalité et contribue à la construire. C’est ce que Rilviero entend par « équinoxe » à la fin du roman. C’est un combat à mener dans un monde où l’imagination continue d’être vue comme la folle du logis et où les gens imaginatifs ont tôt fait de passer pour de doux rêveurs…
Êtes-vous un écologiste convaincu ?
Dire que le mode de vie occidental menace les équilibres de la planète n’est plus aujourd’hui de l’ordre de la conviction personnelle : c’est un fait reconnu par la communauté scientifique mondiale. Bien que la prise de conscience ait commencé, elle est très lente, et les premières initiatives se heurtent à beaucoup d’inertie. Inventer une croissance écologique est assurément le principal défi des décennies à venir. La littérature, notamment de science-fiction, s’est saisie de ce thème depuis longtemps et a contribué à alerter l’opinion : en mettant en scène, dans Les Veilleurs, un monde où le désert gagne, je m’inscris dans cette perspective.
Dans ce voyage initiatique à travers les régions du conscient et de l’inconscient, vos personnages sont-ils à la recherche de leur libre détermination ? Cherchent-ils leur liberté de pensée dans la « noctophilie » ?
Oui, il y a chez plusieurs personnages, notamment chez Nexus et Van Goyen, une volonté d’être des individus émancipés, conscients de l’aventure dans laquelle ils sont engagés et capables de se fixer leurs propres règles. Le roman raconte aussi la difficulté de cette entreprise. Bien que cela puisse passer par une prise de distance avec la morale traditionnelle, j’ai aussi cherché à élaborer dans le roman une critique de ceux qui confondent liberté et chaos et se complaisent dans cette fascination pour la nuit que Traumfreund appelle « noctophilie ».
Prisez-vous les néologismes («L’autre a les mains mal rasées et les joues moites », «Me voilà rescapé des grandes eaux… et bouclé dans ce chavire qui tangue ») ?
Oui, toutes ces expressions sont volontaires ! Dans le roman, l’altération de la langue est souvent liée au point de vue qu’adopte le récit : quand on suit Nexus, dont la pensée fonctionne par écarts et rupture avec la logique traditionnelle, il est naturel que les chavires tanguent. Nexus l’annonce dès le premier chapitre : « ce n’est pas mon rôle de corriger. » (p. 14) Je n’aime pas la création de néologismes quand elle tourne au procédé, mais puisqu’un des rôles de l’écrivain est de dépoussiérer le langage pour dépoussiérer le regard que nous portons sur le monde, la création verbale a toute sa place, dès lors qu’elle permet de donner au texte plus d’intensité et d’énergie.
Propos recueillis par Nathalie Six pour le magazine Virgin (numéro de septembre)
Les veilleurs, Seuil, 636 p., 22 euros.