Maison poème
J'intitule ce texte « la serre » car je ne trouve pas d'autre mot pour désigner cette espèce de verrière qui prolongeait la cave, par une sorte d'aberration architecturale à laquelle personne n'avait jamais pu trouver le moindre sens. En effet, en principe, une serre renvoie aux concepts de clarté, de chaleur et de plantes quasi tropicales. Rien de semblable ici, évidemment. Les vieux carreaux consolidés avec du papier goudronné ne laissaient passer qu'une lumière diffuse, ce qui donnait à la cave adjacente des airs d'aquarium et pour un peu on se serait cru au fond de la mer. Sans compter que ladite verrière laissait abondamment passer l'eau les jours de pluie, ce qui renforçait encore la certitude que ce lieu entretenait avec l'élément aquatique des liens aussi profonds que secrets.
Pour mieux comprendre la topographie des lieux, il faut imaginer que l'excavation qui avait été faite pour construire la maison était exagérée par rapports à la surface de celle-ci. Les ouvriers s'étaient visiblement retrouvés avec un trou à devoir combler une fois l'habitation terminée et il me plait de penser que c'est par paresse qu'ils ont imaginé cette sorte de verrière qui venait donc prolonger la cave dans le sous-sol, mais qui en surface offrait l'énorme inconvénient de se situer au même niveau que la cour. Point de jeux de ballons pour l'enfant que j'étais, évidemment, car les carreaux auraient été immédiatement cassés. Je peux avouer aujourd'hui que cette situation m'arrangeait bien, car j'ai toujours eu pour les ballons une aversion viscérale et à vrai dire si profonde qu'elle doit être d'origine génétique, il n'y a pas d'autre explication. Il n'en restait pas moins que cette serre qui, à l'extérieur, se retrouvait de plein pied avec le sol, constituait un véritable danger car quelqu'un d'un peu distrait ou qui aurait été victime d'un soudain étourdissement, se serait immédiatement retrouvé dans la cave après avoir été déchiqueté par la verrière.
Celle-ci représentait donc un danger potentiel et tout le monde s'en méfiait. Il nous fallait pourtant bien vivre avec elle, ce qui revenait à se comporter comme on le fait avec un animal qu'on nous dit être gentil mais dont on sait qu'il appartient à une race agressive. Bref, la serre, par son emplacement, constituait une menace permanente pour notre intégrité physique, ce qui n'était pas rien. Malheureusement, c'était loin d'être tout. Son état de vétusté était tel qu'on se demandait bien comment la vieille structure métallique toute rouillée parvenait encore à supporter le poids des carreaux, alourdis encore par le papier goudronné dont j'ai déjà parlé. A l'extérieur, on avait donc peur de passer par inadvertance à travers la verrière, de par sa position au niveau du sol, et à l'intérieur on redoutait de tout recevoir sur la tête, ce qui semblait de plus en plus probable au fur et à mesure que les années s'écoulaient. Ajoutez à cela le manque de clarté et les infiltrations de pluie et vous aurez compris que cette serre était devenue pour tous un véritable cauchemar et qu'elle alimentait souvent les conversations.
En tout cas, je lui dois mon premier cours d'économie domestique et la conscience que la lutte des classes n'est pas un vain mot. Je m'explique.
Chaque fois qu'il avait l'occasion de croiser le propriétaire (c'est-à-dire au moins une fois par mois), le père ne manquait pas de souligner la dangerosité de la situation. A chaque fois, évidemment, on lui répondait que ce n'était pas la saison, que les moyens manquaient, qu'il faisait trop chaud ou trop froid, bref, que cela pouvait bien attendre encore un peu, par exemple jusqu'à l'année prochaine. Allons, disons même jusqu'à la fin de l'année prochaine, ce sera plus sûr. Mais une fois la période prévue arrivée, le terme reculait aussitôt du même nombre de mois que l'année en comportait, ce qui fait que les travaux étaient reportés de douze mois et en réalité ne se faisaient jamais. Pourtant, sur le terrain, la situation empirait, ce qui fait que le père en vint à proposer un compromis. Pour autant qu'on lui payât les matériaux, il s'engageait à construire lui-même une nouvelle serre, ce qui en outre donnerait une plus value à cette maison qui ne lui appartenait pas. Le propriétaire écouta un peu plus attentivement ses propos, mais finalement il dit que non, que ce n'était pas possible dans l'immédiat : il ne disposait pas des liquidités suffisantes pour acheter les trois cornières de métal et la grande plaque de plastique ondulé qui seraient nécessaires. C'est qu'il avait à entretenir une bonne vingtaine de maisons et on n'imaginait pas tous les frais que cela occasionnait et qu'il devait assumer. Bref, au mieux, on verrait l'année prochaine, mais il ne promettait rien. Tenace, le père renouvela pourtant son offre plusieurs fois si bien qu'un jour, à la surprise générale, l'accord oral fut donné. Ce fut une surprise, assurément et on mit sur les qualités de persuasion du paternel d'avoir remporté la bataille. Certes, il fallut encore attendre quelques mois avant que Crésus ne se décidât à ouvrir son portefeuille, mais après tout, on pouvait comprendre, ce n'était pas la saison, n'est-ce pas ?
Puis vint enfin le jour où les travaux débutèrent. Le père acheta donc lui-même ce dont il avait besoin et transporta comme il put tout ce matériel dans sa petite voiture (une quatre chevaux Renault), ce qui en soi constituait déjà un exploit. A la réflexion, ce fut même un miracle s'il y parvint et il faut croire que les dieux, touchés par notre obstination, avaient décidé de prendre notre parti.
C'est comme cela que la famille se retrouva avec une serre convenable, sur laquelle on avait moins peur de faire une chute fatale (puisque le panneau de plastique était solidement fixé à des chevrons de qualité), qui ne risquait plus de s'effondrer à la cave et qui, ô merveille, non seulement ne laissait plus passer l'eau mais qui en plus diffusait une lumière douce et agréable.
Nous en profitâmes pleinement deux mois entiers, jusqu'au moment où le propriétaire signifia qu'il rompait le bail pour occuper lui-même la maison. Le vieux grigou, âgé de près de quatre-vingt ans, venait de décider de prendre sa pension et de ne plus s'occuper de l'épicerie qu'il tenait dans le haut de la ville. Il loua donc son commerce au plus offrant et vint occuper notre maison, qui était la plus petite de toutes celles qu'il possédait et donc celle qui lui rapportait le moins. Mais vous comprenez, pour une personne seule, c'était bien suffisant, n'est-ce pas ?
Epilogue :
Avec le recul, je me dis que ce vieux monsieur, qui avait tout du père Goriot de Balzac, m'a donné une bonne leçon de vie. Malgré mes six ans, j'avais en effet compris qu'il existe des possédants et des possédés et que le sens moral qu'on essayait de m'inculquer ne concernait évidemment pas certaines catégories de la population. Leur argent les mettait au-dessus de tout cela puisque, de toute façon, il leur permettait d'obtenir le respect des autres.