Des liseuses aux terminaux mobiles

Publié le 25 août 2009 par Pierre Mounier

Dans le cadre de la préparation de L'édition électronique (Marin Dacos, Pierre Mounier, éditions La Découverte, collection Repères, à paraître début 2010), nous continuons à soumettre nos réflexions sur Blogo-numericus.

Crédits illustration : "La liseuse", par Denis Collette. Licence CC/. http://www.flickr.com/photos/deniscollette/ Une lecture confortable...

Le monde de l'édition semble attendre beaucoup des machines à lire portables. Ces dispositifs, imaginés dès les années 1970 dans le laboratoire de recherche de Palo Alto de Xerox [Soccavo, p.66 dans La bataille de l'imprimé], sont apparus au début des années 2000, puis, après une longue éclipse, sont revenus en 2008 et ont commencé à constituer un marché spécifique en 2009 (surtout autour du Kindle d'Amazon, exclusivement aux USA). On les a longtemps appelés E-Readers, voire même E-books, confondant ainsi le contenu et la machine qui permet de le lire. Virginie Clayssen a proposé d'adopter le terme de liseuse pour désigner la machine.

La liseuse, une machine qui concentre les attentions et qui fascine

La lecture sur ordinateur a mauvaise presse. On a tendance à lui reprocher une fatigue occulaire excessive, qui serait due à un scintillement excessif des écrans. Étrangement, l'argument semble perdurer avec l'abandon des écrans CRT et l'adoption progressive des écrans LCD, pourtant extrêmement différents. Il est vrai que subsiste une luminosité forte. Mais constitue-t-elle un véritable handicap ? Il semble que la fatigue occulaire soit moins dûe à l'inadaptation des écrans qu'à notre difficulté à adopter des nouveaux dispositifs de lecture, dans un environnement qui n'est pas optimisé pour cela. Les fabuleux progrès de l'anti-aliasing et des résolutions d'écran n'ont sans doute pas suffit à rendre la lecture en ligne très séduisante. En particulier, l'ergonomie des sites web s'est particulièrement développée pour les textes courts ou mi-longs, et pas pour les livres, qui posent des problèmes spécifiques. A l'inverse, le format PDF est apparu à de nombreux acteurs comme un format d'édition électronique idéal. Cela s'explique par sa proximité avec le papier, confortée par le choix d'embarquer les polices dans le fichier pour produire un rendu stable et précis. Or, les pages web dépendent des polices disponibles sur le poste du lecteur et sont donc soumises à des variations d'affichage importantes. Mais le format PDF a pour objectif principal de permettre une impression proche du fac simile. Ce format clône le livre, c'est-à-dire qu'il le clôt : il ne l'ouvre pas sur l'internet. Il n'a pas été développé pour développer une lecture à l'écran, encore moins une lecture en ligne, associant des interactions hypertextuelles et des éléments dynamiques.

Malgré ce handicap apparent, la lecture à l'écran semble très courante et en fort développement. Il est en revanche notable qu'elle impose une position du corps à la fois statique, orthogonale et peu confortable. En outre, le temps de lecture est concurrent avec le temps passé à travailler, à correspondre, à échanger. Ceci constitue une concurrence redoutable, d'autant que les postes informatiques sont des lieux de sollicitation importante, pour lesquels une lecture isolée du reste du monde impose de se protéger… A l'opposé, le livre est un objet mobile par excellence, en particulier dans son édition de poche. Cela permet son utilisation à temps perdu, dans des lieux et à des moments où l'environnement et les sollicitations ne sont pas toujours attractifs. Il est en effet des lieux privilégiés de lecture, comme le canapé du salon, le lit et les toilettes. Astérix aux jeux olympiques étant trop long pour un séjour normal, des tolérances familiales existent pour une occupation prolongée des toilettes, qui sont d'ailleurs souvent garnies de rayonnages de livres pour combler l'ennui de l'impétrant ! En dehors du lieu de résidence, les lieux de lecture ne manquent pas non plus : l'ascenseur, le train, le métro, le bus, le taxi sont des lieux privilégiés de lecture, pendant lesquels on cherche à tuer le temps et à s'isoler du bruit et de l'agitation urbaine. Par ailleurs, il existe des lieux confortables, comme le canapé, le fauteuil et le lit, qui peuvent accueillir une lecture de plaisir ou de détente, sans comparaison avec le fauteuil à roulettes du bureau… Enfin, il existe encore des lieux non connectés et des déplacements pour lesquels on n'emporte pas son ordinateur, fût-il portable, pour des raisons économiques ou pour se déconnecter réellement, y compris du travail. Dès lors, à la plage, au sommet des Alpes ou dans la vallée de la Loire, le lecteur apprécie d'être déconnecté et de pouvoir emporter de la lecture. L'apparition des ordinateurs à bas prix plus petits que des ultraportables, les netbooks, début 2008, n'a pas changé grand-chose à cette situation. L'Eee-PC d'Asus n'est pas fait pour lire et il n'a pas été optimisé pour être ouvert entre la station St Marcel et la station Mairie de Bagnolet, avec fermeture rapide pendant la bousculade des changements de station…

Une machine à tout lire ou autant de dispositifs que d'usages, d'usagers et de situations ?

Ce sont tous ces arguments qui ont donné naissance à l'idée que les livres électroniques avaient besoin d'une machine dédiée, optimisée pour la lecture des livres : les liseuses. L'attrait symbolique est évident : une liseuse rematérialise l'objet-livre. Ce faisant, elle facilite la transition entre l'ancien et le nouveau monde, et favorise l'adoption par la profession de ce nouveau support. Ce raisonnement a été poussé un peu trop loin et a débouché sur l'attente de la liseuse absolue, celle qui allait faire basculer le monde de l'édition dans l'électronique. Il pourrait ne pas y avoir de bascule, mais un glissement progressif. Il y aura probablement un ensemble composite de solutions correspondant à des usages et à des populations distinctes. Il faut en effet se rappeler combien le monde de l'édition couvre des sujets, des usages et des populations divers. De la recette de cuisine à l'ouvrage savant sur la définition de la notion de temps, du roman policier à la saga Harry Potter en sept volumes, des jeux dont vous êtes le héros aux best-sellers destinés à la plage, des livres rédigés par des hommes politiques pour soigner leur image aux beaux livres, des rééditions du Petit Nicolas aux dictionnaires de langues, des manuels scolaires à la collection de La Pléiade, il y a un monde. A la fois dans le contenu : la forme, la longueur, la complexité, le besoin d'indexation ; dans le lectorat : classes populaires, classes moyennes, universitaires, élèves, étudiants… ; dans les besoins de ce lectorat : lire dans le bus qui va à l'école, lire sous la couette avec sa lampe de poche, surligner, annoter, apprendre par cœur, retrouver une référence et même… donner fière allure à une bibliothèque dans un salon.

Les très grands lecteurs sont heureux de pouvoir transporter dans une machine de 700 grammes leurs 25 livres des vacances, qui remplissaient autrefois une petite malle dans un coffre encombré. Pour les petits lecteurs, les liseuses spécialisées constituent un encombrement supplémentaire, un coût initial non négligeable, un risque de vol, d'oubli ou de destruction accidentelle. Dès lors, il faut surtout faire en sorte que les livres aillent vers leur lectorat, plutôt que d'attendre que le lectorat vienne vers les livres. Il faut, pour cela, s'inspirer du succès des téléphones portables. Lorsqu'ils se sont dotés d'une fonctionnalité d'appareil photographique, celle-ci a été plébiscitée et les téléphones portables sont devenus des téléphones-appareil photographique portables. La médiocrité technique de l'appareil photo, tant en ce qui concerne la vitesse, la luminosité et la résolution, n'a pas empêché un succès populaire formidable. L'aspect pratique l'a emporté. C'est autour de ces appareils polyvalents, ainsi que des lecteurs MP3/vidéo portables, que se trouve un débouché pour le livre électronique de masse.

Quel est le parc installé d'appareils polyvalents susceptibles de se transformer en liseuses ? En 2009, 78% des foyers américains possèdent un téléphone mobile, 71% un ordinateur et 40% une console de jeux [http://www.ctam.com/html/news/releases/090804.htm]. Au deuxième trimestre de l'année 2009, 286 millions de téléphones mobiles ont été vendus dans le monde, dont 40 millions de smartphones (Source : Gartner). On imagine ainsi que les mangas pourraient se développer sur Nintendo DS et sur PSP, les guides touristiques sur des téléphones équipés d'un GPS (Iphone), les livres de cuisine sur ordinateur portable ou sur ordinateurs familiaux équipés d'une imprimante, les prochains grands feuilletons pour adolescents se décomposer en mini-chapitres envoyés par MMS sur leur téléphone ou par Itunes sur leur Ipod… A l'inverse, on ne lira peut-être par Emmanuel Kant sur une PSP, mais le Gaffiot sur Iphone fera peut-être les délices des Hypokhâgneux si on le dote d'une interface performante ? Le Robert, le Vidal, la collection Poésie/Gallimard, sauront-ils trouver leur support électronique de prédilection, celui qui paraîtra naturel au lecteur, en exploitant les ressources du dispositif de lecture et en s'adaptant à la culture ainsi qu'à l'équipement du lecteur. Il reste beaucoup à explorer.

Dans ce contexte, les liseuses spécialisées pourraient trouver leur place si elles s'ouvrent à la fois vers le réseau, afin de s'inscrire dans la nouvelle sociabilité du livre et de permettre les rebonds permis par la lecture hypertextuelle, et vers les autres supports, en n'enfermant pas le livre électronique dans la liseuse, mais en facilitant le passage d'un même exemplaire vers l'Iphone, l'ordinateur, ou l'imprimante, en fonction des besoins du lecteur au moment où il s'exprime…