« Que serais-je devenu si je n’avais pas rencontré Margot à vingt-trois ans ? »
Laurent Dahl, financier de la City, l’associé d’un hedge fund téméraire qui le mènera à sa perte et à une fuite incertaine. Thierry Trockel, géologue sans ambition conviant sa femme à une rencontre nocturne et échangiste dans une forêt allemande. Patrick Neftel, raté fini vivant chez sa mère, et qui exprimera sa haine de la société et de lui-même par une tuerie suicidaire sur le plateau d’un talk-show, inspirée par celle de Richard Durn.
Cette réponse à la quatrième de couverture laconique évoque les trois trames fictives, les trois « avatars synthético-théoriques » qu’Éric Reinhardt développe dans son quatrième roman, Cendrillon (Stock), mais élude la dernière trame, autofictive, par laquelle l’auteur met en abyme et fédère ces trois destinées parallèles qui sont autant de facettes d'une même histoire.
Celle d'un homme issu de la classe moyenne, fils d'un père broyé par la société. Cette figure paternelle en berne (castrée ?) dominera sa vie et en infléchira le cours, puisque tous trois aborderont l'existence sous le double signe de la vunérabilité et de la précarité, conscients de l'oppression du jeu des classes.
Ce quatrième roman se veut donc le livre total sur la classe moyenne en France au début du XXIème siècle. Éric Reinhardt semble avoir une vision tripartite de la société : ceux qui participent à l'enrichissement de l'entreprise de l'intérieur (le salarié classique, Thierry Trockel), ceux qui y participent de l'extérieur (les hedge funds, Laurent Dahl) et ceux qui ne participent pas (le marginal, Patrick Neftel). Et si le personnage de Thierry Trockel n'est pas autant développé que les deux autres, à part en ce qui concerne ses fantasmes sexuels, c'est peut-être qu'Éric Reinhardt s'intéresse davantage aux comportements limites qui illustrent l'implosion de la classe moyenne, et peut-être sa future révolte, face aux inégalités grandissantes qui y règnent.
A ce pouvoir de l'argent s'ajoute le pouvoir de la culture, que la part autofictive du roman combat sur le mode délirant de la paranoïa, celle d'un complot de la bourgeoisie intellectuelle de gauche, qui entend bien conserver ses privilèges en faisant tout pour empêcher l'ascension d'auteurs issus de la classe moyenne.
Éric Reinhardt profite de l'autofiction pour nous ouvrir les portes de son imaginaire et en convoquer les grandes figures centrales : Cendrillon, la reine, l'automne, l'épiphanie, etc., par lesquelles il invite à réenchanter le monde actuel et à le vivre poétiquement, dans la jouissance du présent et du dévoilement mystique de l'épiphanie. Dans cet imaginaire, l'automne est l'espace temporel de la consolation, où les antagonismes se résorbent et l'irréversibilité du temps s'annule dans sa cyclicité. Dans tout cela, Cendrillon, par un retournement des perspectives classiques du conte de fée, c'est lui, et Margot (sa femme) le prince, figure salvatrice qui le protège des incertitudes contemporaines. Ce roman est avant tout l'affirmation d'un amour et nous gratifie à ce titre de passages fascinants de sensualité à propos de la cambrure des pieds féminins. Cette irruption de l'autofiction dans la fiction dévoile les correspondances secrètes qu'un auteur entretient avec son oeuvre, les interactions qui se développent entre son imagination et le réel qu'il recycle, pour finalement installer une réciprocité d'illustration et d'interprétation entre le créateur et ses créatures.
L’ensemble se lie et s’entremêle dans un texte dense et compact, sans espaces pour respirer (aucun alinéa autre que ceux destinés à marquer le passage d’une trame à l’autre). Même les dialogues sont inclus, en italique, dans cette unique coulée textuelle qui pourtant nous entraîne par une fluidité étonnante. Éric Reinhardt a en effet un talent indéniable pour faire tenir une phrase dans la longueur et happer ainsi notre souffle pour une lecture en apnée, atemporelle. Et si l’asphyxie nous guette parfois dans une parenthèse interminable, on crève néanmoins la surface terminale du livre avec ce sentiment paroxystique, la certitude d’avoir lu un livre majeur.