Quelques semaines, à peine, de moustiques terriblement exaspérants pour le commun des mortels, oui, quelques semaines, à peine, de sueur malodorante au possible et de poussière désespérante à force de se fourrer un peu partout et, d’abord, dans le moindre repli de la peau, Vingt dieux, oui, quelques semaines de Flags presque tièdes sitôt décapsulées mais que l’on s’enfile, pourtant, du matin au soir pour éviter d’avoir à parler sérieusement d’autre chose, quelques semaines, à peine, donc, avaient suffi pour me convaincre que je n’étais, sans doute, pas vraiment fait pour l’humanitaire ! « Ni même d’ailleurs pour quoique ce soit d’autre s’avérant, à l’expérience, un peu compliqué… Et, surtout, un peu généreux… » aurait, inévitablement, ajouté Stéphanie si l’occasion s’en était présentée. Mais voilà bien ce que je me targuais d’avoir pu éviter. Certes, je n’avais guère hésité quand il s’était agi de répondre à l’appel, légèrement pathétique sur les bords, qu’avait lancé le jeune type de Médecins du Monde, en septembre de cette année-là, dans l’amphi passablement clairsemé de l’hôpital Cochin. Certes… Mais je me dois d’ajouter que c’était d’abord et avant tout en espérant secrètement ne plus jamais entendre parler de celle qui s’était ostensiblement entichée d’un Jean-François Lemercier de plus en plus conquérant et avait, depuis, entrepris de me pourrir l’existence à force de me menacer, chaque jour ou presque, d’un procès en bonne et due forme si je n’acceptais pas les conditions qu’elle me posait. Sauf que l’état nutritionnel des enfants de Bamako laissait à désirer. Sauf que le monde – Oui, Madame, le monde ! - était soudain venu me rappeler sa présence. Sauf que, désormais, je ne pouvais plus éviter d’entendre la rumeur qui, déjà, me portait. Sauf que ces gamins des rues semblaient rivaliser de saleté au risque de se payer les pires infections, le ventre à l’air et les yeux dans un état pas piqué des hannetons. « Vous p’vez compter sur moi… » avais-je annoncé, un rien volontaire et grandiloquent, à l’illuminé de service qui, pendant que je daignais m’intéresser à lui quelques secondes, répondait, mollement, aux questions que lui posait la blonde aux seins presque inexistants que j’avais croisé, cinq ou six fois au moins, ces derniers temps, au rez-de-chaussée du pavillon Boucicaut, je crois. La fille qui devait s’appeler quelque chose comme Francine et dont le visage me rappelait vaguement celui d’une certaine Marion (le souvenir que j’en gardais était celui d’une vraie garce, il faut bien le dire) me jetait tout un tas de regards en coin dont j’imaginais qu’ils signifiaient bien plus que cette quête soudaine d’absolu et de transcendance, légitimement générée par les photos d’une léproserie figurant sur la luxueuse documentation qu’elle tenait à la main. « Ces gosses… » ai-je dis en désignant du menton un tout jeune garçon, au visage abandonné à lui-même et dont le portrait, déchirant de réalité, occupait une pleine page de papier glacé. « Y’a pas, faut les aider ! » ai-je cru malin d’ajouter, histoire d’engager un début de conversation. J’avais l’impression d’ouvrir une porte dont j’ignorais jusqu’à l’existence, l’instant d’avant. Quinze jours plus tard, j’étais à Dakar dans le bureau passablement défraichi d’un vague secrétaire d’Etat, chargé, pour le compte de l’Union Africaine, nous avait-on sommairement expliqué, d’organiser l’aide internationale dans l’est du pays en facilitant les échanges avec le Mali voisin. Depuis la fenêtre entrouverte, avec la nuit qui venait, ses tourbillons de clameurs interminables venues d’on ne sait où, nous apercevions, illuminée de pâles réverbères, l’extrémité de la place de l’Indépendance. Juste à côté de moi, - je pouvais à chaque instant sentir l’étoffe de sa chemise qui frissonnait au moindre souffle de vent -, celle qui s’appelait Francine, ou quelque chose comme ça, s’impatientait de plus en plus tandis que le secrétaire d’état, un jeune type assez déplaisant dans sa manière de nous recevoir et qui nous avait été présenté, à Paris, comme l’étoile montante de l’Alliance patriotique sénégalaise, tandis que le jeune type, donc, derrière la table bancale qui faisait à peine office de bureau, s’éternisait dans une conversation téléphonique dont nous ne comprenions pas les enjeux mais qu’il ponctuait de grands éclats de rires, interminables mascarades qui semblaient surtout destinées à nous exclure sans même avoir à nous le signifier. C’est alors que celle qui se prénommait Francine s’est brusquement penchée vers moi, approchant son visage très près du mien, pour me répéter, dans un murmure, ce qu’elle m’avait avouée, la veille au soir, juste avant qu’elle ne s’endorme laissant un large sourire triompher de son visage comme Marion savait si bien le faire, autrefois. D’abord, je ne lui ai rien répondu. A cet instant-là, précisément, j’en avais, déjà, suffisamment soupé et je commençais juste à me dire qu’il fallait, surtout, que je trouve un moyen de rentrer dare-dare à Paris, histoire de retrouver Stéphanie, ses embrouilles et ses humeurs, ses excès d’indifférence et sa manière de revisiter sans cesse notre histoire, et puis, accessoirement, peut-être, les soirées que nous passions, l’été, à deux pas du jardin du Luxembourg sur la terrasse de l’appartement qu’elle partageait avec sa sœur. La nostalgie d’un futur qui ne serait pas le mien, voilà, très exactement, les démons qu’il me faudrait affronter, désormais, sans aucun espoir d’y échapper. Finalement, j’ai pris Francine par l’épaule, si doucement si tendrement qu’elle en a semblé surprise, alors que, brusquement, le secrétaire d’Etat me fixait dans les yeux, comme si sa conversation lointaine prenait une tournure un peu plus sérieuse, puis j’ai bafouillé quelque chose qui devait signifier que j’étais d’accord avec elle. Deux ou trois mots à peine audibles, en fait. Juste pour moi. Histoire de me donner du courage. Vous ne pouvez pas comprendre…