En chiffres d’abord.
2 comme le nombre de porteurs, un jeune premier et un vieux de la vieille. 2 techniques, un qui détale
comme une lièvre quand on le hèle, l’autre qui n’a rien contre le tassage du raisin dans le seau à coups de bottes le temps qu’il décide de venir nous soulager.
5 comme le nombre de patrons pour lesquels j’ai abandonné famille et amis.
7,5 comme l’heure à laquelle je donnais mon premier coup de sécateur, la tête littéralement décomposée par
le manque évident de sommeil.
8 comme le nombre de coupeurs, variable selon le temps et l’humeur de chacun. Par exemple, le matin,
on était 8. 5 gars, 3 filles, pas trop de possibilités. L’après-midi, l’effectif pouvait passer jusqu’à 13, patrons compris, le raisin se fout de la hiérarchie, du moment que t’as un
sécateur dans les mains, tu coupes.
10 comme les jours nécessaires à la traque du moindre grain de raisin embusqué sous les feuilles des
vignes. Si j’avoue en avoir laissés quelques uns, c’est uniquement dans une logique cynégétique, faut bien que les sangliers au transit fainéant puissent caguer mou eux aussi.
17,5 comme l’heure à laquelle je retirais mes gants confits, la tête littéralement défaite par l’excès
évident d’activité physique.
70,15, comme le nombre d’heures passées à tenter de rester étanche et présentable.
70,15, comme autant d’heures passées à tenter de redevenir présentable.
120 comme les kilomètres parcourus dans l’Alaric, magnifique petite route de campagne aux lacets plus
tortueux que mon colon, pour remplir ma fonction de correspondante de secteur sans m’endormir ni au volant, ni sur mon bloc-notes.
592,01 comme le salaire du labeur, avec ça, si l’Assedic m’accuse encore de ne pas travailler ou de
démissionner, qu’elle sache déjà que j’ai bossé tous les jours sans broncher (ou si peu), et que je l’emmerde.
En lettres ensuite.
B comme branleur, sacré unanimement comme tel par l’assemblée présente chaque jour. Venu tout droit d’une
cité sensible de la ville, la petite vingtaine, il avait tout vu, tout fait et se demandait pourquoi il lui était impossible de se connecter à Internet dans notre petit village. Il avait sa
propre technique de coupe, quand il lui arrivait toutefois de ne pas se plaindre d’avoir trop de raisin, trop de feuilles, trop chaud, trop froid ou trop de black à faire en dehors des
vendanges pour être en forme et venir nous ralentir nos vendanges.
B comme la benne dont il nous tardait qu’elle dégueule de grappes, surtout la fille du patron. Celle-ci,
interdite de tabac sous les yeux paternels, attendait qu’il partît la vider pour s’en griller une de derrière la souche. Il m’est arrivé de la lui finir, alors que je venais à peine de jeter la
mienne, lorsque le retour du videur se faisait par surprise.
B comme la boulangère qui nous rejoignait tous les après-midi après sa tournée matinale et dont il
suffisait de lui donner le la pour qu’elle nous fasse le karaoké dans les vignes. Nous demandons pardon notamment à Charles Aznavour, pour avoir esquinté le haut de l’affiche et feue Dalida
pour avoir saccagé Gigi.
C aussi comme la cigarette, qui a fait figuration au bec de chacun. T’en allumes une, histoire de casser
le rythme des rangées interminables, relever la tête, bref, faire une pause, mais pas le temps de cloper au vent, tu te replonges dans les souches, et là, la clope, tu la maudis, la fumée, quoi
que tu fasses, de n’importe quel côté de la bouche que tu la cales, quelque soit le sens d’où vient le vent, elle te va direct dans la gueule. Alors forcément, même pas tu tires une bouffée, tu
la jettes. Le paquet, il dit que t’as fumé comme un pompier alors qu’en tout et pour tout, quand t’as réussi à le tenir au sec, il colle tellement qu’à la fin de la journée, tu le jettes lui
aussi. Fumer, ça pique à tes yeux et ça tue le budget.
C comme « colle », les pros prononcent coye, soit l’équipe de chercheurs de raisins, mais
d’emploi également. Car celui qui vendange en travaillant est maso, tout simplement.
C comme copine de la fille du patron, une bombe qui s’ignore d’au moins deux têtes de plus que moi, au
teint d’ébène, j’ai été ravie de vendanger auprès de Naomi Campbell. Véritable moulin à parole, du haut de ses 20 ans tous neufs, elle coupe aussi vite qu’elle parle, communique son rire perlé
au plus dépressif d’entre les hommes et s’endort au téléphone quand son amoureux l’appelle. Son ostéopathe lui avait prescrit 3 semaines de repos, elle a choisi la vigne pour suivre son
traitement. Après, on dira qu’y a plus de jeunesse…
D comme dos, qui n’était rien d’autre qu’une douleur sourde au terme de cette récolte. Je ne m’en étais
jamais plainte avant, aujourd’hui, enfin j’ai eu mon premier mal au dos. Ca fait super mal. Le dos ne devrait pas exister si c’est pour faire mal comme ça, ça sert à rien.
F comme fille du patron, une grande sauterelle qui tape un sprint à travers les souches quand elle voit un
criquet, mais qui n’a pas peur des gros lézards verts, au point de tenter de leur couper la queue à coups de sécateur. Sauf que le gros lézard, il a aimé moyen qu’on le privât si injustement de
son appendice et là, la grande, elle devient toute petite et appelle son PAPAAAAAAAAAAA pour qu’il atomise le monstre, ou apporte de l’eau, des chocolatines, un sécateur tout neuf, son
manteau, son ciré jaune de Marseille, son chien, sa maman chérie…
H comme hallucination souvent collective notamment sur l’heure dont personne ne voulait entendre parler.
Quand un de la colle s’aventurait à la donner, soit sa tête était immédiatement mise à prix dans tout le Val, soit il était adulé le reste de la journée. Dans les 2 cas, on hallucinait. La
fille du patron a même vu des raisins sauter au dessus de la benne, avant qu’on ne la perde définitivement alors qu’elle affirmait, à coups de « hop-hop », que c’était sûrement la
fermentation qui faisait sauter les grains les plus rebelles.
H comme humidité omniprésente pendant 8 jours, je pourrai raconter à mes petits-enfants combien les
vendanges tropicales de mamie ont été agréables, surtout quand le brouillard est tellement épais que tu vois pas la fin des rangées.
M comme marocaine, la nationalité du doyen des coupeurs, l’homme à la serpette, qu’il fallait pas trop
chatouiller pour cause de jeûne religieux. Foncièrement gentil, je pense aujourd’hui lui avoir fait de l’effet, bien qu’il ne soit jamais arrivé à retenir mon prénom, m’affublant tour à
tour et aléatoirement du sobriquet de Marina, Marinette, Médina, Méhina, encore un peu et je quittais ma tribu pour m’envoler vers l’Atlas. Manque de pot, je n’ai pas de passeport. Et ma mère
veut pas.
P comme le photographe de talent qui ne nous montrera certainement jamais les clichés qu’il a faits de
nous. Dommage, j’aurais tant aimé voir ma gueule défaite à la Bonnie Tyler de la grande époque, la clope au bec en train de tenter de refaire la frange à une souche.
P comme les porteurs, mieux payés que les coupeurs, poids de la hotte et kilométrage illimité dans les
rangées obligent. L’un des deux aurait mérité de toucher plus de thunes que l’autre, lui qui nous a souvent aidés à effeuiller les souches ou qui s’est baissé trop de fois pour que les plus
petits d’entre nous n’aient pas à faire des pointes pour vider le seau. Faire des pointes avec des bottes pleines de boues et en tenue de marin-pêcheur est un exercice périlleux et
ridicule.
P comme pluie, celle qui nous a tenus compagnie toute une journée durant, par intermittences, juste le
temps de la traiter de connasse avant qu’elle nous pourrisse bien les bottes et nous trempe comme des soupes, ça sentait bon la truite et le chien mouillé dans la voiture le soir.
P comme putain de rangée, quand c’était pas très propre par terre.
R comme raisin, tantôt blanc, difficile à distinguer mais succulent, tantôt rouge et en grappe lourde ou
façon cassis, selon la grêle ou la taille de l’hiver plus ou moins professionnelle, et tantôt vert et idéal pour désincruster le tanin des cuticules, des crevasses ou des entailles de sécateur.
Y en avait heureusement ou malheureusement selon le côté de la fiche de paye qu’on se trouve très peu, et ça m’aurait évité de me présenter au Président du Conseil Général de l’Aude avec des
mains aussi noires que des châtaignes grillées. Mais je suis sûre qu’il aura remarqué mon courage. Verdict le 24 octobre prochain.
R comme rangée, sympa la rangée, quand c’est bien rangé, quand c’est tellement propre par terre que tu
pourrais y bouffer, à condition que ce soit sec, par terre, ce qui, je le concède, n’a été le cas que 2 jours sur 10.
R comme réveil, qui a sonné inéluctablement chaque matin pendant 10 jours à cette heure indue du mat, me
donnant l’envie de le défoncer à l’aide de tout ce qui pouvait se trouver à portée de suffisamment solide pour lui rabattre son claque-merde. Mais comme chez moi, rien ne traîne, je me levais,
j’enfilais mes blousons, pantalons et bottes imperméables et avalait mon café en compagnie de Copilote qui sentait bon la nuit chaude mais pas tellement sauvage.
R comme roux, le dernier arrivé en provenance directe du Nord de l’Europe, Lille. Jeune papa et futur
marié, il nous a fait galérer toute une matinée avec une énigme, pour ceux qui n’auront pas suivi les épisodes précédents, trouver ce qui, quand ça touche ne touche pas, mais que quand ça ne
touche pas, ça touche. Entre autres activités paternelles, il tente d’initier l’audois à la grimpe d’arbres, sa passion qui, si les esprits étriqués du coin se décident à se les sortir un jour,
lui permettra d’en vivre et de nous faire découvrir la vue d’en haut.
S comme saloperie de putain de rangée quand c’était pas très propre par terre, mais aussi que de la ronce
ou de la souche, tu savais pas laquelle des deux t’avais envie d’achever à coups de bottes.
S comme seau, récipient le plus mobile du parfait petit nécessaire du vendangeur. En théorie, chacun le
sien du début à la fin de la session vendémiaire. En pratique, c’est le bordel, surtout quand la joie de la fin de la journée le fait valdinguer dans la benne. Du coup, le lendemain, certains
se retrouvent avec un seau différent de celui de la veille et forcément, ça change tout, les repères sont perdus, l’anse n’est plus la même et la capacité également. Ainsi, il m’est arrivée
d’avoir entre les mains un seau dont je me suis demandée si c’était pas pour aller faire des pâtés se sable à la plage tellement une fois une grappe dedans, il était ras la
gueule.
S comme sécateur. Le patron en fournit à la colle le premier jour, en série, et chaque coupeur doit le
conserver et l’entretenir comme si c’était le dernier spécimen sur la Planète. Evidement, tout le monde ou presque a soit égaré ou pété le sien sauf moi. En effet, l’an dernier, à la fin de ma
première vendange, au terme de 21 jours de coupe intensive, mon patron d’alors m’a offert celui qu’il m’avait prêté. Il est resté enveloppé dans un papier graissé, dans le vide-poches de
Cariolette et j’ai été fière comme si j’avais un bar-tabac de faire briller ses lames devant tout le monde cette année.
S comme souche, ou arbre à raisin, selon sa taille ou celle du coupeur. Personnellement, j’ai eu dans les
mains à peu près toutes les formes, tailles et styles connus du coin. Mais jamais l’idéale. Alors forcément, j’ai un peu triché pour les rendre à mon goût. Ainsi, de légers rafraichissements
des feuilles ou des sarments ont été nécessaires à la mise à jour des grappes. En gros, après mon passage, la souche, je lui avais faite un super carré plongeant quand c’était pas la boule à
z.Faut souffrir pour être belle.
S comme soupe au lait, celle d’un des coupeurs, certainement le plus gentil, le plus drôle et le plus
rapide de la bande, le seul non –fumeur aussi, ceci expliquant peut-être cela, toujours est-il que 2 jour durant, il a pas desserré d’autres mâchoires que celles de son sécateur.
S encore comme la première lettre du prénom de celui qui fut souvent par pure coïncidence mon compagnon de
coupe, quand le côté merdique de la vigne nous autorisait à vendanger à deux sur la même souche. Discret, mais extrêmement marrant, ce mystérieux garçon est aquaphobe.
V comme visiteurs de tous poils qui sont venus à notre rencontre, comme on va au zoo parfois. Chacun y
allait de son encouragement relatif, du « Ebé vous devez en chier avec ce temps de merde » au « Et demain, ils annoncent la pluie, vous allez en chier », en passant par le
« Oh mais t’as pas vu la vigne de demain, des rangées de 120 souches et en plus avec ce temps de merde vous allez en chier », sans oublier le traditionnel « Allez bon courage
pour demain, vous allez en chier avec ce temps de merde ». Ils ont tous eu raison, pour une fois, la météo ne nous a pas pris en traitre, on en a chié avec ce temps de
merde.
En vue enfin.
J’ai vu des jeunes de 20 ans bosser dur dans la bonne humeur, se disputer parfois mais toujours finir par
se vanner gentiment.
J’ai vu un père discrètement attentif à sa fille céder au moindre de ses caprices.
J’ai vu une mère tellement poule qu’elle prétextait sortir son chien pour aller voir si sa fille ne se
tuait pas à la tâche, à tel point qu’elle l’a laissée dormir un samedi et venir vendanger à sa place, cette femme qui a les bottes dans la vigne à longueur d’année et qui avait décidé pour une
fois, de se reposer pendant quelques jours, laissant sa fille goûter au labeur vigneron.
J’ai vu la vigne toujours aussi résistante et respectable, n’épargnant aucune grâce à l’homme auquel elle
offre ses fruits depuis la nuit des temps.
J’ai vu cette pluie fine et pénétrante tomber sur ma tête, ruisseler dans mon cou et refroidir mon corps
malgré l’effort.
J’ai vu le soleil parfois.
J’ai vu cet homme faillir plusieurs fois céder sous le poids de sa hotte, mais se redresser toujours,
malgré la fatigue, la chaleur moite et les railleries que tous, y compris moi l’affublaient souvent à tort. Cet homme, bien que parfois irritant par sa lenteur, m’a émue dans sa naïveté et sa
bonne humeur à toute épreuve.
J’ai vu ce jeune garçon pas gâté par la vie mais qui aurait tout donné pour que nos vendanges soient moins
difficiles, respecter ses aînés tout en tentant de faire respecter son statut de porteur.
J’ai vu des gens qui m’avaient tapée sur l’épaule l’an dernier me poignarder dans le dos cette
année.
J’ai vu des patrons venir nous aider alors que leurs raisins pourrissaient sur les souches, tant
l’humidité œuvrait plus vite que nous.
J’ai vu des sourires, des fous-rires.
J’ai vu des regards qui auraient pu en dire long si la vie avait été autre.
J’ai vu des âmes.
J’ai vu du raisin, des souches, des rangées, des vignes, tout un terroir, alors que perchée sur Les
Costes, je découvrais pour la première fois mon Val de Dagne comme je ne l’avais jamais vu, beau.
J’ai vu des gens se retrouver enfin sans les sécateurs, un soir, le dernier, fêter traditionnellement la
fin des vendanges autour d’agapes dont je n’oublierai aucun rien.
J’ai vu la nostalgie dans les yeux de ceux qui savent que ce sont probablement les dernières vendanges à
la main, que nos enfants et petits-enfants écarquilleront leurs yeux candides quand on leur racontera la vigne avant.
J’ai vu des vignerons épris de leurs terres s’accrocher à leurs cépages envers et contre
tout.
J’ai vu la convivialité, l’échange, la simplicité qui fait la richesse.
J’ai vu mon corps souffrir mais mon cœur panser les plaies et apaiser les douleurs.
Je ne pouvais pas ne pas faire ce petit abécédaire vendémiaire.