Nous voici arrivés au terme de cette série d'écrits de
Jean Capart qu'il m'a paru intéressant de vous faire connaître, ami lecteur, en guise de respectueux hommage que je tenais, à mon modeste niveau, à rendre au père de l'égyptologie
belge.
Dans le document que j'ai choisi pour vous aujourd'hui, vous reconnaîtrez quelques figures que vous avez rencontrées, déjà, dans les différents "épisodes" qui se
sont succédé tout au long de ces deux mois de vacances scolaires belges.
En revanche, avec feu Arpag Mekhitarian évoqué ici, vous découvrirez un nouveau visage - auquel, peut-être un jour, consacrerai-je un article -, mais surtout, dérogeant à
la règle que je m'étais fixée de ne publier que des textes de Capart lui-même -, à qui je "prêterai" quelques pages de mon blog, samedi prochain, pour une ultime pensée vis-à-vis du
Maître.
Mais avant cela donc, un dernier extrait d'un ouvrage cette fois dans lequel il nous fait part de ses impressions et souvenirs à propos d'un site de fouilles
qui le rendit célèbre.
Lorsque la nouvellle se fut répandue que j'allais prochainement repartir pour l'Egypte afin d'y reprendre des fouilles interrompues pendant les années de guerre,
la question me fut posée : "Où allez-vous fouiller ? " Sur ma réponse que mes travaux, entamés en 1937 et poursuivis en 1938, avaient pour objet les temples d'el Kab, la
remarque inévitable était : "El Kab, où est-ce ? " De fait, en Afrique aussi bien qu'en Europe, el Kab est un endroit peu connu, d'autant plus que ce nom ne figure à
peu près sur aucune carte de l'Egypte moderne. Lorsque nous devons nous y rendre, nous pouvons descendre du train omnibus de Louqsor à Assouan, soit à la gare du petit village d'el Mahamid, soit
à la halte en plein désert qui figure sur les cartes du chemin de fer sous le nom de Kilomètre 765, dit el Kelh d'après deux bourgades dont la plus proche, située sur une île du fleuve, est
distante d'une couple de kilomètres de la dite halte.
La région comprise entre el Mahamid et el Kelh est caractérisée par une immense vallée en forme de delta, dont la base s'appuie sur le Nil et dont l'apex va se perdre
dans la montagne désertique, en direction de la mer Rouge.
Cette vallée est le domaine propre d'une divinité que les textes appellent la "Dame de la bouche de la Vallée", divinité que les égyptologues désignent sous le nom
de Nekhabit et que les conquérants grecs et romains de l'Egypte avaient assimilée à Eileithyia et à Junon-Lucine. C'est pourquoi, à l'époque où l'on avait grécisé les noms des grandes villes
d'Egypte, lorsque Edfou, ville d'Horus, s'appelait Apollinopolis, que des sanctuaires de vénération millénaire étaient attribués à Hermès (Hermopolis), à Pan (Panopolis), à Zeus (Diospolis),
à Hélios (Héliopolis), à Héraclès (Héracléopolis), el Kab s'appelait Eileithyiaspolis. Malgré tout, il reste dans l'appellation d'el Kab quelque écho du nom pharaonique de la déesse,
précédé de l'article arabe.
Lorsque j'avais indiqué où se trouve el Kab, à quelque sept cent cinquante kilomètres du Caire et que j'avais fait mention de la déesse, il me fallait répondre à une
autre question : "Qui est Nekhabit ? "
Je n'osais pas dire avec netteté ce qui eût été probablement la réponse la plus adéquate : "Nékhabit, c'est la plus grande déesse d'Egypte. -
Mais on n'en parle presque jamais. - Cependant elle est partout." On ne peut faire un pas dans les temples sans en trouver l'image qui se répète à l'infini. Le grand vautour
volant, les ailes étendues, au-dessus des rois, le vautour perché sur la plante héraldique de Haute-Egypte qui accompagne la titulature complète des pharaons, c'est Nekhabit. Au plafond des
salles hypostyles des temples et dans les couloirs des tombes royales, les grands oiseaux qui planent dans le ciel étoilé, tenant dans leurs serres des emblèmes de protection, c'est encore
Nekhabit, accompagnée de son doublet, la déesse Ouadjit, dont la forme fondamentale est celle d'un serpent souvent muni des ailes puissantes du vautour. Tout le monde connaît le disque ailé,
reproduit à l'infini sur les linteaux de porte des édifices sacrés. Deux serpents, qu'on appelle les uraeus, s'enroulent autour de l'astre et redressent leur tête dans une attitude de défense.
Ces deux serpents qui ornent les diadèmes royaux sont, de nouveau, Nekhabit et Ouadjit.
On le voit, Nekhabit est partout dans l'iconographie de l'Egypte pharaonique; elle était partout dans les rituels et, lorsque, aux cérémonies du couronnement, on
établissait le grand nom du nouveau souverain, on affirmait que celui-ci, nouvel Horus vivant, monté sur le trône divin, était, par le fait même, l'homme de Nekhabit et l'homme d'Ouadjit.
Mais, pour les modernes au moins, la gloire de Nekhabit a cédé, devant la réputation d'autres divinités qui furent celles des grandes capitales politiques ayant eu,
successivement, leurs périodes sinon leurs siècles d'hégémonie. A l'époque gréco-romaine, le culte d'Isis et d'Osiris put paraître dominer et presque effacer la plupart des autres, au moins
pour le monde méditerranéen qui allait répandre la religion isiaque à travers l'Europe.
Les sanctuaires de Nekhabit, dix fois détruits et rebâtis au cours de l'histoire, ont souffert des révolutions, des invasions, dans la proportion même de leur importance
nationale. Aux temps modernes, le dernier temple de Nekhabit a été presque entièrement détruit. Qu'irait-on voir à el Kab ? Une grande terrasse de pierre dans les fondations de laquelle
apparaissent des bribes d'inscriptions d'époques diverses, et d'où n'émergent plus que quelques lanbeaux de murailles et quelques tronçons de colonnes. Les oyats et les touffes de plantes
épineuses ont essayé de recouvrir de verdure ce spectacle de désolation, à l'avantage des chameaux et des moutons des populations voisines.
Quel contraste émouvant forme le souvenir glorieux d'un sanctuaire qui, pendant des milliers d'années, fut un foyer ardent de la religion dynastique, et ces monceaux de
décombres où, à première vue, même la science archéologique n'a presque plus rien à espérer.
A force de rencontrer la déesse dans l'iconographie religieuse de l'Egypte, à force d'en lire le nom hiéroglyphique dont les égyptologues n'ont pas encore justifié toutes
les anomalies, ma curiosité s'était aiguisée, et je voulais en savoir davantage sur cette personnalité divine.
Il fallut cependant bien des années avant que j'eusse l'occasion de visiter le domaine d'el Kab. En 1905, en route pour Assouan, j'avais réussi, de la plate-forme du
train, à prendre une photographie de l'angle nord-est de la grande enceinte en briques, de plus de cinq cents mètres de côté, qui fut bâtie à une époque encore incertaine, pour protéger les
temples. Pour combien de voyageurs d'Egypte, el Kab n'est-il que cela : une rapide vision de murs qui s'effondrent ?
Enfin, en 1930, j'ai pu faire la visite complète d'el Kab, au cours d'un voyage sur le Nil, organisé par la famille Goldman, de New-York. Pendant deux jours, le petit
vapeur Fostat qui nous transportait fut ancré en face d'une île sablonneuse, marquant les abords de la rive est. Cette visite m'avait montré, plus que la lecture des guides, que le site peu vanté
était d'une grande richesse et qu'il méritait une étude approfondie. Seules, jusqu'à présent, quelques tombes de princes d'el Kab, creusées au flanc de la montagne à l'est des grands murs,
avaient attiré, dès le temps de l'expédition de Bonaparte, l'attention des archéologues et, plus tard, des philologues, par leur répértoires de scènes figurées et par leurs inscriptions
historiques et religieuses.
L'impression de ma visite devait avoir une première conséquence notable. De retour au Caire, je fus appelé à donner mon avis au sujet d'un programme d'excursions, qui
s'élaborait au Palais d'Abdine, pour la visite officielle de roi Albert et de la reine Elisabeth de Belgique. Il ne pouvait être question de mener Sa Majesté la Reine - qui avait fait déjà
plusieurs séjours en Egypte et qui était la Haute Protectrice d'une Fondation Egyptologique - d'étape en étape aux sites visités par les bateaux d'excursions sur le Nil; il importait, au
contraire, de conduire la Reine à des sites d'accès malaisé et de compléter en quelque sorte le tableau de l'Egypte archéologique. La générosité du roi Fouad trouva le moyen d'abolir les
difficultés réelles et c'est en auto-chenille, par des routes établies pour la circonstance, que la reine Elisabeth visita tous les monuments d'el Kab : les temples, les tombeaux princiers,
la chapelle ptolémaïque dans la vallée, le rocher aux vautours et le temple-reposoir d'Aménophis III.
Lorsque je revins à el Kab pour y entamer les fouilles, au début de 1937, le vieux ghafir Mahmoud se souvenait qu'au milieu du chaos des temples dévastés, j'avais dit à
la Reine : " Madame, si un jour la Fondation Egyptologique en a le moyen, c'est ici que je voudrais travailler".
Il fallut, pour que ce voeu se traduisît en réalité, bien des circonstances; il fallut surtout la générosité d'amis américains dont l'imagination s'était enflammée devant
les perspectives que je leur avais décrites au sujet de l'exploration d'un tel site. Au cours de l'été 1936 ces amis se déclaraient prêts à mettre à ma disposition les ressources financières qui
garantiraient quatre campagnes de fouilles à el Kab. Le gouvernement belge n'hésita pas à patronner cette entreprise de la Fondation Egyptologique Reine Elisabeth; dès la deuxième campagne, il
inscrivit, au budget des Musées Royaux d'Art et d'Histoire, un crédit destiné à donner aux fouilles plus d'ampleur et de sécurité.
Les résultats des travaux de 1937 et de 1938 avaient été exposés dans deux rapports publiés dans les "Annales du Service des Antiquités de l'Egypte", quand la guerre vint
arrêter les préparatifs d'une troisième campagne qui aurait dû commencer à l'automne de 1939.
Durant les années tragiques, notre pensée se reportait souvent avec mélancolie vers nos belles et fécondes journées d'el Kab. Nous savions que le site, la maison et le
matériel étaient sous la sauvegarde du Service des Antiquités et contrôlés avec vigilance par le dévoué secrétaire de la Fondation Egyptologique, M. Arpag Mekhitarian qui, en sa qualité de
citoyen égyptien, avait reçu l'ordre de quitter la Belgique au premier jour de l'invasion. Qu'allait-il advenir de nos belles expéditions ? Aurions-nous la chance de sortir personnellement
indemnes de la tourmente ? Les circonstances d'après-guerre permettraient-elles de songer à une prompte reprise de travaux de l'espèce ? En attendant, et sans nous décourager, mes
collaborateurs et moi nous avons estimé qu'il convenait, en tout cas, de préparer un bilan, même provisoire, du résultat de nos deux campagnes. C'est pourquoi nous avons fait imprimer, avant
la fin de 1940, deux livraisons des Fouilles d'el Kab, avec soixante-douze pages de texte et quarante planches. Cette publication donne, entre autres, les premiers résultats détaillés des travaux
d'architecture exécutés sur le site par notre architecte, Jean Stiénon. Malheureusement, nos deux fascicules n'ont guère franchi les limites de la Belgique, à l'exception cependant d'un
exemplaire que nous réussîmes à faire parvenir au Musée du Caire, pendant l'occupation de la Belgique.
Et maintenant que nous voici à nouveau installés dans la maison d'el Kab, à la suite des circonstances providentielles où les autorités égyptiennes et belges, et
surtout nos amis américains jouèrent les rôles essentiels, j'ai cru que l'occasion était bonne d'essayer de répondre aux questions de ceux qui aimeraient à savoir ce que el Kab a signifié, il y a
des milliers d'années, et ce qu'il signifie aujourd'hui.
(Capart : 1946 ², 9-15)