Depuis sa naissance, Paul avait toujours eu en l’existence une foi inébranlable. Il avait sept ans lorsqu’il comprit qu’il mourrait un jour, et la soudaine prise de conscience de son funeste destin ne provoqua chez lui que quelques secondes d’une inquiétude modérée. Les années s’écoulaient sans qu’il ne se déprenne de son indéfectible optimisme. Pourtant il regardait le journal télévisé avec ses parents et était aussi au fait que n’importe quel autre enfant de son âge des atrocités dont l’homme est capable. Mais rien. Rien du tout. Les professeurs d’histoire de son collège avaient beau lui parler de la Saint-Barthélémy, des chambres à gaz, de Mengele et du Rwanda, jamais ses lèvres ne se décidaient à se décrisper et à laisser mourir l’agaçant sourire qu’il arborait en permanence.
La vie était belle et le monde ne pouvait que devenir meilleur – jamais cette certitude ne l’abandonnait. Imaginez donc la joie de Paul lorsque son père lui annonça qu’il comptait lui offrir un abonnement à Internet. Lui aussi allait pouvoir profiter de cette invention merveilleuse, de cette avancée technologique telle qu’elle ne pouvait être interprétée autrement que comme une preuve supplémentaire du progrès, lent mais constant, de l’humanité vers une ère de connaissance et de paix.
Si les sites traitant de science et de technologie l’intéressaient, c’étaient ceux où l’on parlait de politique qui occupaient le plus clair de son temps. Il dévorait les articles, répliques, débats, échanges de points de vue. Il imprimait et conservait soigneusement dans un classeur la prose des plus grands philosophes, politiciens, sociologues, polémistes, terrifié à l’idée que puisse un jour se perdre toute trace de ces échanges entre des hommes et des femmes qui, en dépit de leurs désaccords idéologiques, brûlaient aussi ardemment que lui du désir de faire de ce monde un endroit meilleur.
Mais le comportement de Paul changea radicalement quelques mois plus tard. Jusqu’alors, il avait toujours été curieux, gai, bon élève, ce qui suscitait invariablement la jalousie des parents de ses camarades, consternés par la léthargie de leur propre progéniture avachie du matin au soir devant une télévision ou une console de jeux. Mais Paul ne riait plus, ne souriait plus. Il semblait ailleurs. Son regard, qui naguère pétillait comme si ses yeux laissaient entrevoir quelques étincelles de la flamme intérieure qui l’animait, était maintenant terne. Ses paupières paraissaient menacer constamment de se fermer. Ses gestes étaient lents et maladroits. Même le teint de sa peau avait changé : ses joues roses et dodues étaient devenues grises et creuses. Il mangeait de moins en moins.
Et un soir, en rentrant d’un restaurant, ses parents le trouvèrent inanimé, étendu sur le sol devant l’ordinateur allumé. Inquiets depuis longtemps devant la dégradation de l’état de leur fils, ils crurent voir leurs pires craintes confirmées : Paul était malade. Mais ni les médecins ni les psychologues de l’hôpital où il avait été conduit en urgence ne décelèrent d’anomalie sinon un léger état de fatigue général sans doute imputable à des veilles trop prolongées. Après avoir promis, d’une voix blanche, de ne plus rester devant l’ordinateur après minuit, Paul alla se mettre au lit.
Peut-être parce qu’il était trop inquiet pour y faire attention, peut-être parce qu’il ne pensait pas y trouver un élément susceptible d’expliquer l’état de son fils, le père de Paul éteignit l’ordinateur sans remarquer le titre de la page ouverte dans le navigateur : commentaires des visiteurs.
L’état de Paul continuait à se dégrader. Lui qui s’était autrefois levé avec le désir de hurler au monde son amour semblait maintenant angoissé à la simple idée d’entrebâiller les volets. En montant dans le bus, il ne ressentait plus l’irrépressible envie de saluer ses frères humains mais un léger mépris mêlé de crainte. Etait-il possible que cet homme en costume-cravate assis à côté de lui, au visage si rond et inoffensif, soit le thierry75 qui, le treize mars à dix-sept heures et trente-deux minutes, avait liquidé un article brillant et argumenté d’un définitif « Fo pa pousser » ? Et cette jolie fille, là-bas, près du fond, ne rentrait-elle pas chez elle, le soir, pour écrire, sous le pseudonyme de lili, « C tro dé pourri lé politik de tout fasson, yan a mar » ? Quant à ce jeune beur si souriant, qui venait de céder sa place à une vieille femme, n’était-il pas palestineForever, ce fou dangereux qui, la veille au soir, avait exprimé dans un français approximatif son désir virulent de finir ce que les allemands avaient commencé soixante-dix ans plus tôt ?
Ainsi allait le monde, et il ne le comprenait que trop tard. Il vivait entouré de docteurs Jekyll qui attendaient la tombée de la nuit et l’établissement d’une connexion aDSL pour révéler leur véritable nature. Il ne voulait plus les serrer dans ses bras. Il voulait les fuir. Les punir. Les décevoir comme ils l’avaient déçu. Leur faire mal. Pour la première fois de sa vie il ressentait de la frustration, du ressentiment, de la haine.
Et le soir, en rentrant chez lui, après avoir cherché plusieurs minutes le courage d’allumer l’ordinateur, Paul commença à parcourir les pages de commentaires. Il surfa longtemps, des heures, le temps de trouver un article assorti de plusieurs centaines de commentaires idiots et haineux.
Alors il posta son premier message : « Vous pouvez tous crever. »
Il venait d’avoir dix-huit ans. Il était devenu l’un d’entre eux.