Pour une fois cet article n’est pas une analyse mais un coup de sang, une révolte personnelle contre un constat que je trouve extrêmement alarmant et inquiétant pour l’avenir des arts martiaux. Cet été, j’ai profité des vacances pour ne rien faire. Cela fait un bien fou. J’ai donc eu le temps de m’écarter des tatamis et des grands stages pour aller à la rencontre de toutes sortes de gens. Et là, j’ai eu successivement trois discussions qui m’ont fait un choc.
Une connaissance de longue date qui vit dans le Sud-ouest de la France, m’annonce qu’elle s’est mise au Taïchi style Chen. Très content pour elle, je lui demande depuis combien de temps. Et là, surprise. Elle suit une formation en 5 stages intensifs afin de devenir enseignante. Pardon ?! Vous avez bien lu, elle a trouvé une façon d’avoir un diplôme d’enseignement en 5 stages d’une à deux semaines, avec juste un an de pratique préalable. Les bras m’en tombent littéralement mais au lieu de m’emporter, je ne disais rien.
En rentrant à Bruxelles, je retrouve une amie américaine qui rentre des USA. Toute heureuse, elle me dit qu’elle a suivi un stage intensif de trois semaines de yoga (je ne sais plus quelle école, désolé). Heureux pour elle, je lui demande si cette initiation lui donne envie de poursuivre. Elle me rassure aussitôt que oui, elle continuera pour compléter par 10 jours de pratique afin d’avoir son diplôme d’enseignant. Quoi ?! Un mois de pratique intensive pour devenir prof de yoga ?
Pas plus tard qu’hier, un inconnu m’appelle au téléphone pour que je l’aide à trouver une salle pour enseigner le jiu-jitsu méthode Gracie. Je n’ai pas de salle à louer, mais je sympathise avec la personne et là, elle m’annonce qu’elle est ceinture bleue, mais que c’est bon, car elle a étudié à fond pendant 1 an aux USA. L’inconnu m’affirme qu’elle aura son diplôme d’enseignant d’ici le mois de décembre grâce à un nouveau stage intensif.
(A force de vulgarisation, le yoga est devenu "cool" et
"fun")
Mais que se passe-t-il dans la planète arts martiaux ? Il semble qu’un phénomène d’apprentissage fast-food soit en train d’émerger, sans doute en provenance des Etats-Unis, et qui prend pied en Europe. Je n’ai pas en main toutes les clés pour savoir si ce phénomène est récent ou non. Mais toujours est-il que le constat est inquiétant. Qu’est-ce que ces gens apprennent ? Une forme tout au plus. Mais surtout que vont-ils transmettre à leur tour ? Du vent, du brassage d’air, de la gesticulation. Si on parle uniquement du yoga ou du taïchi, une mauvaise maîtrise des principes respiratoires peut entraîner des troubles pulmonaires. Ce n’est pas une déclaration péremptoire de ma part. Je suis masseur shiatsu et le corps, la santé et l’énergie est mon métier. J’ai également pratiqué un peu le qi-gong et j’ai surtout visité des hôpitaux en Chine avec des services entiers remplis d’imbéciles qui ont voulu apprendre le qi-gong dans les livres. Conclusion : poumons abîmés à divers degrés plus ou moins graves, avec parfois des lésions irréparables. Imaginez maintenant un cours de karaté ou de jiu-jitsu avec un enseignant fast-food. Les élèves risquent de se faire blesser rapidement parce que l’enseignant de maîtrise pas à fond ne serait-ce que la forme.
(Taichi, gym tonique ou danse en groupe
?)
Outre les dangers physiques que cela comporte, cette méthode d’apprentissage ultra-condensé ne permet pas de remplir les formes qui ne seront que des coquilles vides. Elle ne permet pas non plus d’apprendre le sens de l’effort dans la durée, de comprendre les principes sous-jacents à une discipline, de modifier l’utilisation du corps. Bref c’est forcément un enseignement creux. Plus grave, comme un tel enseignant va gérer les questions de ses élèves ? A part imposer le silence ou la dictature du « c’est comme ça », je ne vois pas comment ils vont s’en sortir. Ma mère qui était professeur de lettres classiques m’a dit un jour : « pour enseigner, il te faut toujours en savoir 100 fois plus que tes élèves. Sinon tu n’es pas crédible ». C’est la raison pour laquelle les enseignants sérieux cherchent toujours à étudier, à approfondir, à progresser, afin de conserver une bonne distance de niveau par rapport à ses élèves. Mon rêve quand j’étais plus jeune, était de dépasser mon professeur. Je n’y suis toujours pas arrivé, malgré mes 25 ans de pratique. Pendant que je progressais, il étudiait lui aussi sans relâche.
Le plus effrayant dans toute cette histoire, ce qu’avec l’arrivée sur le marché de tels enseignants, ceux qui prônent l’effort et des années de sueur n’auront plus la côte. Pourquoi souffrir sans fin alors qu’à 100m une école offre une formation sur un an. Pour moi qui ai toujours trouvé que 5ou 6 ans pour avoir une ceinture noire c’était déjà limite, et qui ne comprends pas comment on peut enseigner avec moins de 20 ans de pratique, je n’ai pas fini d’être horrifié par ce principe de consommation express. Pire encore, une fois que le phénomène aura pris de l’ampleur, on peut être sûr que la vision que le public portera sur les arts martiaux sera encore plus dévoyée que ce qu’elle est déjà aujourd’hui.
(Etait-il utile que Kyra Gracie pose ainsi pour rendre le
jiu-jitsu sexy ?)
Pour l’anecdote, je raconterai un souvenir précis. J’étais sur l’île de Hainan dans le sud de la Chine, île réputée pour sa piraterie ancestrale. J’ai rencontré des mafieux très sympathiques qui m’ont invité à dîner le soir, dans ce qui était un bidonville. Si le chef n’était pas très costaud, en revanche son garde du corps était impressionnant. On s’est mis à parler kung-fu et je lui dis que l’on pourrait faire une passe d’armes (sans arme) ensemble. J’étais jeune et je ne doutais de rien. Au premier début de mouvement de ma part, je me retrouvais les quatre pattes en l’air, deux à trois mètres plus loin. Je recommençais plusieurs fois et le même scénario se répétait immanquablement. Dans l’hilarité générale, nous avons trinqué à mon « exploit ». J’étais jeune mais j’avais déjà 15 ans de pratique martiale derrière moi et je savais déjà distinguer un bon pratiquant d’un maître. Impressionné par le niveau, je leur demande une démonstration, ce que le garde du corps et le cuisinier du chef mafieux font avec plaisir. C’était saisissant. Je leur demande s’ils enseignent et là, regard terrifié de leur part : « non, bien sûr que non. Cela ne fait que 27 ans que nous étudions. Si notre maître savait qu’on enseigne ses techniques, il nous tuerait car nous n’avons pas le niveau ».