Le nouveau lycée français de Saigon, qui ouvrira ses portes en 2010, est à la recherche d’un nom. Quoi de plus normal ? La promotion de la francophonie et du rayonnement culturel de la France passe aussi par ces symboles, plus forts, à n’en pas douter, que la simple appellation « lycée français ». Plusieurs personnalités ont été proposées par le consulat de France, parmi lesquelles Jean Tardieu, Gustave Eiffel, Philippe Leclerc de Hautecloque et Marguerite Duras – unique femme de la liste. Il faut préciser que le lycée remplacera, dans de nouveaux locaux, l’actuelle Ecole Colette et qu’une nouvelle dénomination fera cesser une confusion fréquente entretenue avec une autre Ecole Colette déjà présente au Vietnam.
Jean Tardieu, écrivain de talent dont j’ai déjà parlé avec enthousiasme dans ces colonnes, aurait parfaitement convenu s’il s’était agi d’un lycée de Hanoi, ville où il effectua son service militaire ; Eiffel, de renommée mondiale grâce à ses ouvrages d’art (pas seulement la célèbre tour), reste toutefois trop peu attaché au Vietnam pour que son nom ait, là-bas, une aura vraiment significative. L’action locale du général Leclerc, héros de la France Libre très tôt favorable à un règlement politique de la question indochinoise, fut trop courte, et surtout trop entravée par le Haut-commissaire Thierry d’Argenlieu, pour que son nom, pourtant prestigieux, soit retenu. Reste Marguerite Duras, née à Gia Dinh, à quelques kilomètres de Saigon, qui étudia dans cette ville, au lycée Chasseloup-Laubat et a laissé de très belles pages sur l’Indochine dans quelques-uns de ses romans, en particulier Un barrage contre le Pacifique (superbe roman qu’il faut avoir lu, 1950), L’Amant (1984) et L’Amant de la Chine du Nord (1991).
Traduite dans une quarantaine de langues, Marguerite Duras bénéficie d’une image internationale incontestable. Fille de « petits blancs », sa jeunesse, passée sur place, durant laquelle elle défia les tabous d’une société coloniale qui semblait vivre dans un aquarium douillet où le respect des convenances morales lui permettait de s’affranchir à bon compte de l’éthique financière (la piastre donnait lieu à de scandaleuses pratiques spéculatives), milite également en sa faveur. Si sa personnalité reste controversée (elle pouvait se montrer injuste, méchante, cynique et fit preuve, surtout sur la fin de sa vie, d’une hypertrophie de l’ego qui frisait le ridicule), l’œuvre demeure qui, débarrassé des « tics durassiens » des dernières années, s’inscrit de plein droit dans l’histoire littéraire du XXe siècle. Bref, si un nom peut, légitimement, s’attacher à ce nouveau lycée, c’est bien le sien et chacun pourra, s’il le souhaite, participer au comité de soutien organisé autour de cette heureuse initiative à partir de ce site Internet (ou directement à l’adresse de Fabien Giard, professeur de Lettres à l’Ecole Colette : [email protected]). Ce comité a été constitué car il semble, curieusement, que l’Administration se montre réticente à entériner ce choix.
Cela dit, l’argumentaire développé par le comité (consultable sur le site), s’il satisfera les durassolâtres et autres promoteurs d’un Durassic Park idéalisé, laissera probablement, par certains de ses passages, les connaisseurs de son œuvre perplexes. On peut en effet y lire : « Sa proximité avec le peuple et la langue vietnamienne explique sa profonde antipathie pour le système colonialiste. […] Il nous faut évidemment quelqu’un qui n’ait pas été, en actes ou en pensée, du côté de l’idéologie colonialiste. […] Pour terminer, Marguerite Duras est le seul nom à avancer qui n’ait aucune connotation coloniale au sens politique ».
Or, le premier ouvrage de Marguerite Duras, coécrit sous son véritable nom (Marguerite Donnadieu) avec Philippe Roques, L’Empire français (Gallimard, 1940), s’inscrit exactement à l’opposé des extraits cités. Les spécialistes s’entendent à penser qu’elle en fut le véritable artisan, Roques s’étant contenté de corriger et réécrire certains passages. Ce livre de propagande commandé par le ministre des Colonies Georges Mandel dont elle était collaboratrice, dresse en effet une apologie du système colonial tout à fait en accord avec la tradition républicaine de l’époque mais qui, aujourd’hui, choquerait plus d’un lecteur. On y trouve quelques perles de cet ordre : « On ne peut pas mêler cette race jaune à notre race blanche », « La langue française présente ainsi pour ces indigènes [du Dahomey, dans le contexte] un moyen d’expression plus parfait que leur propre langue. » L’ensemble du texte, paternaliste, où les habitants des colonies sont des « indigènes » faisant preuve d’une « foi d’enfants » pour la « douce France », se conforme au dogme en vigueur sous la IIIe République, suivant lequel la race blanche aurait été, par nature, supérieure à celle des Annamites, laquelle était aussi présentée comme supérieure à celle des « nègres » africains, encore qualifiés de « négrille » ! Comme l’écrivit avec impartialité sa biographe Laure Adler, « Marguerite va devenir le soldat zélé de cette propagande militaro-coloniale et, en effet, faire ses premières armes d’écrivain en défendant haut et fort la grandeur de la politique coloniale. » On trouvera au chapitre III de cet essai biographique capital (Marguerite Duras, Gallimard, collection Folio, 950 pages, 10,60 €) d’autres extraits tout aussi édifiants.
Marguerite Duras, faute de pouvoir renier ce livre tiré à plus de 3000 exemplaires, parla d’une « erreur de jeunesse » et veilla surtout à ce qu’il ne fût jamais réimprimé. Dans Le Marin de Gibraltar, elle usa même de second degré en attribuant ironiquement à l’un de ses personnages, instituteur noir de l’école de Cotonou, la rédaction d’un ouvrage « probant sur les bienfaits du colonialisme ». Avant Laure Adler, peu d’auteurs oseront y faire allusion, pas plus qu’à l’article L’Empire français dans la guerre qu’elle publia dans la presse en mai 1940.
On le sait, l’opinion de Duras sur la question coloniale changea ; elle fut l’une des premières signataires du Manifeste des 121 et milita ouvertement contre la guerre d’Algérie. Comme le notera, non sans cruauté, Jacques de Saint-Victor dans un article du Figaro de 2007 : « Telle est bien Marguerite Duras, toujours en phase avec les idées influentes de son temps. Colonialiste républicaine en 1940, communiste en 1945, anticolonialiste en 1950 et socialiste en 1981, oubliant alors comme tant d’autres les divergences profondes qui l’opposaient à François Mitterrand. Etre toujours dans le vent de son époque : un parcours sans faute en quelque sorte… »
Pour autant, si l’on devait retirer des écoles le nom des intellectuels qui, au cours de leur vie, s’étaient à un moment lourdement trompés ou avaient écrit des phrases devenues contestables dans notre contexte contemporain, il faudrait en rebaptiser tant que la démarche n’aurait aucun sens. Voilà pourquoi, si l’on ne peut pécher par angélisme en occultant L’Empire français et son contenu de la bibliographie de Marguerite Duras, on peut tout autant souhaiter que son nom, indissociable de la littérature française du XXe siècle, figure sur le fronton du lycée français de Saigon. Une idée « sublime, forcément sublime » qu’il serait dommage d’enterrer.
Illustrations : Marguerite Duras, photographie - Couverture de L’Empire français.
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 10 avril à 22:06
Ma nièce et mon neveu ont fait toute leur scolarité à Saigon, à l'école Colette actuelle. Avant de trouver un nom à leur nouvelle école (après tout, Colette, c'est très bien, pourquoi changer?), ce qui leur importe, et qui importe à tous les parents d'enfants scolarisés dans ce nouvel établissement, c'est son environnement, et là c'est pas gagné, loin de là. Pour juger par vous mêmes, voici une vidéo consternante: http://www.youtube.com/watch?v=DzzUaLds1uM