Bon sang, mais c’est bien sûr, le dernier Tarantino, c’est exactement ça : un film de guerre qui arrive après la bataille, au moment où il faut s’expliquer, où les mots remplacent les balles. Certes, cela n’est pas très nouveau chez Tarantino, mais le plus précieux réside dans les modulations de ces échanges. Premier échange verbal du film : long duel où les antagonismes sont bien définis. Ultime négociation, deux heures et demie plus tard : une armistice pour les dupes. Entre les deux, long échange où les masques tombent. En apparence, la parole, c’est ce qui permet de passer de la guerre à la paix, mais en même temps, elle charrie quantité de faux-semblants, de sous-entendus, d’ambiguïtés, de nuances intraduisibles (lost in translation) qui inévitablement ramènent d’autres germes d’incompréhensions, de négociations, de conflits. Sans doute, Tarantino n’a-t-il jamais aussi brillamment transformé en enjeux dramatiques ce cycle de la parole et de la négociation.
On continue avec Deleuze, la suite de sa quatrième de couverture. Là, on a remplacé le mot « philosophie » par « cinéma », juste pour voir ce que ça donne :
« Il est que le cinéma ne se sépare pas d'une colère contre l'époque, mais aussi d'une sérénité qu'il nous assure. Le cinéma cependant n'est pas une Puissance. Les religions, les Etats, le capitalisme, la science, le droit, l'opinion, la télévision sont des puissances, mais pas le cinéma. Le cinéma peut avoir de grandes batailles intérieures (idéalisme-réalisme, etc.), mais ce sont des batailles pour rire. N'étant pas une puissance, le cinéma ne peut pas engager de bataille avec les puissances, il mène en revanche une guerre sans bataille, une guérilla contre elles. Et il ne peut pas parler avec elles, il n'a rien à leur dire, rien à communiquer, et mène seulement des pourparlers. Comme les puissances ne se contentent pas d'être extérieures, mais aussi passent en chacun de nous, c'est chacun de nous qui se trouve sans cesse en pourparlers et en guérilla avec lui-même, grâce au cinéma. »
Bon, je ne sais pas si ça marche parfaitement (la télévision serait une puissance et pas le cinéma ? En même temps, si, de nos jours, le cinéma ne fait plus l’opinion, pas aussi facilement que ne le fait la télévision, en tous cas), mais quand même là aussi, on peut tenter la synthèse de la démarche tarantinienne : mener des batailles « pour rire », se faire le chantre d’un cinéma qui « n’a rien à dire, rien à communiquer », en apparence peu ouvert sur la vibration du monde, et qui pourtant produit des films qui nous mettent « en guérilla avec nous-mêmes » (nous mettre face à notre jouissance de nos propres pulsions violentes), nous forcent à parlementer avec elles. Il est clair qu’avec le finale d’Inglourious Basterds, Tarantino atteint le noyau dur de son cinéma : l’ivresse à se faire le reclus volontaire du cinéma au risque de se faire dévorer par lui. Mais à quoi sert cette façon de montrer le cinéma comme un instrument de résistance massive, mais un instrument aux tendances frankensteiniennes : incontrôlable, échappant à ses manipulateurs ? S’agirait-il de mettre à jour quelque chose de plus puissant que le simple retournement des signes de la barbarie contre elle-même (l’autodafé de pellicule, la croix gammée tatouée au couteau) ? S’agirait-il de montrer qu’il existe quelque chose de plus dévastateur que toutes les vengeances possibles et inimaginables : le témoignage, un visage filmé sur un écran qui acquiert soudain dans le chaos une troisième dimension, certes terrifiante et vengeresse, mais ignifugée, inaltérable et indélébile ?
Là, il est remarqué que « le seul cinéma qui fait peur à Tarantino, celui qu’il n’a pas le courage d’affronter et contre lequel il n’a pas d’arme, c’est le documentaire ». Inglourious Basterds donne précisément une forme à ce choc frontal, en s’inclinant devant la primauté de l’image documentaire, la plus simple qui soit : un gros plan sur une femme qui parle. On sait que l’année dernière, dans un exercice de grand écart œcuménique dont le Festival raffole, Claude Lanzmann avait vanté les films de Tarantino lors de l’ouverture cannoise. Faudrait-il alors voir dans le climax dévasté des Basterds, une réponse hommage ? Quoi qu’il en soit, on tient là, dans ce frôlement d’aveu d’impuissance quant à la valeur documentaire de ses propres films, le foisonnant paradoxe basterdien : un film sans fondement historique mais étrangement pertinent quant au maniement des représentations, un film qui joue avec le feu (en témoigne l’assez gonflée vraie-fausse bande-annonce que lui seul peut se permettre) pour mieux déconstruire les faux-semblants de la manipulation cinématographique. Rien que pour ça, on peut chanter la glouare du basterd, lui pardonner ses facilités, son mauvais esprit potache, lui pardonner d’avoir coupé Maggie Cheung au montage (une rumeur signifiait qu’il s’agissait de ne pas froisser Isabelle Huppert, d’abord pressentie pour le rôle, comme quoi une Maggie serait plus « froissable » qu’une Isabelle, n’importe quoi…). Mais cette présence fantôme de la diva de HK jumelle immédiatement ces basterds avec 2046 : attendu comme le messie à Cannes tout en perdant, sitôt la fin de la projection, de nombreux fans (qui semblaient reconnaître les ingrédients mais pas assaisonnés à la bonne recette) et pourtant deux films au plus près des obsessions de leurs auteurs, au plus près de leur propre virtuosité comme de leur limite à se fracasser sur des rivages où ils ont moins l’habitude de s’aventurer.