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Bureau vidé pendant la nuit, ne reste qu'une planche branlante posée sur des tréteaux contre le mur du fond. Derrière il est écrit (tag noir sur toute la largeur) : NEVER INSTALL TELEPHONE WIRING DURING A LIGHTNING STORM. Sur la planche un ordinateur qui n'est pas le mien, quelques documents. Je suis seul, la porte laissée grande ouverte et la surface parquet trop lisse au sol, quelques moutons roulent contre les plinthes, la cuisine vidée elle aussi et les montagnes de dossiers, casiers, factures, ont disparu dans la nuit. Une chaise pliante contre le mur à déplier, le téléphone bientôt se remettra à sonner. Sur les tableaux Véléda accrochés au mur, quelques inscriptions gravées sur la surface : des mots, des heures datés 2008, des délais depuis longtemps expirés. Les affiches aux murs ont aussi disparu. J'allume l'ordinateur : l'électricité fonctionne encore. Internet toujours valide via routeur posé derrière. Comme dans un rêve où j'ignorerais tout de ma tâche supposée (rêve et réalité, parfois, se confondent et s'inversent tellement qu'au fond il devrait être possible de pouvoir créer, ici ou ailleurs, des semi-fictions, afin de ne plus douter des cases à remplir et catégories à cocher lors de l'archivage des idées, pensées et impressions). Un homme entre et se pose devant moi, bonjour m'sieur vous partez ? signez-là s'il vous plaît merci m'sieur au revoir, il repart, me laisse entre les mains des documents TNT que je ne sais pas où classer. Les étiquettes sur la pochette, fond orange, sont écrits en chinois, en chinois littéralement. Une femme entre et se pose devant moi, quand est-ce putain que vous aller répondre au téléphone ? quand ? et je lui dis mais enfin le téléphone ne sonne pas, l'ordinateur est bloqué sur mute, je n'ai pas vu les appels défiler, je ne comprends pas comment elle, déjà absente et repartie, au juste, a pu les entendre à ma place, la femme remonte, venez voir il y a un braquage et elle sourit pour montrer que c'est une bonne nouvelle, oui, une bonne nouvelle, puis ressort comme elle était entrée, porte grande ouverte encore, je me poste à la fenêtre, vue plongeante sur la scène, une autre femme sortie de sa décapotable menace un groupe de convoyeurs de fond, elle gueule qu'est-ce que vous foutez bande de trous du cul ?! et les agents en arme recroquevillés à l'intérieur du camion ne sortent pas, et la femme gueule encore espèce de bande de fils de pute, elle se retourne, ce n'est pas un flingue qu'elle tient entre les mains mais son téléphone portable, elle se plante au milieu du carrefour et prend des photos Iphone, peste des mots inaudibles car chuchotés seulement, tape dans son pare choc arrière, l'un des convoyeurs regarde par la vitre blindée, une main sur son arme de service, la femme prend d'autres photos, sa décapotable enfoncée sur l'aile gauche et l'aile droite engloutie contre la barrière plastique qui protège les travaux, le boulevard est gorgé de travaux depuis des mois, les klaxons se déchaînent, seuls les scooters parviennent à se faufiler, la femme appelle quelqu'un sur son Iphone et dit putain c'est pas possible puis elle raccroche, allume une cigarette, robe d'été petites fleurs au col, attend contre les barrières, les convoyeurs de fond sortent du véhicule, arme entre les doigts à la ceinture, ils disent madame qu'est-ce qu'il se passe ici, et la femme ne répond rien quoi qu'elle puisse en penser, ils regardent ensemble les dégâts sur l'aile de la décapotable et celle, intacte, du camion et voilà qu'on se gratte l'arrière de la nuque à répétition. Un coup de téléphone affiché privé sur mon portable, je décroche, une voix brouillée que je connais peut-être mais situe mal me demande est-ce que les documents sont arrivés. Je réponds oui, un colis TNT est arrivé tout à l'heure, la voix demande qu'est-ce que c'est, je lui réponds j'en sais rien, c'est écrit en chinois, et je me retiens de lui préciser que les lettres imprimées sont des caractères chinois, je ne voudrais pas qu'il croit que je parle par métaphore, je me rattrape en lui lisant les caractères intelligibles, c'est à dire le plus souvent des chiffres, que j'enchaîne à voix haute sans trop savoir ce qu'ils désignent et je lui dis c'est bon ? et il ne répond pas, pas tout de suite, ensuite seulement il me dit d'autres documents vont arriver, il faut absolument que tu sois là pour les récupérer, appelle-moi lorsque tu les auras et je viendrai vous chercher, ok ? Et il raccroche sans m'avoir donné l'occasion de lui demander son numéro de téléphone, car sans doute croyait-il que je l'avais identifié, ce qui est faux, et sans doute par conséquent dois-je le connaître, d'une façon ou d'une autre, probablement que j'ai son numéro de téléphone quelque part, simplement je ne peux pas appeler tous mes contacts pour leur demander s'ils sont bien la voix que je viens d'avoir à l'instant pour une histoire de documents chinois, n'est-ce pas ? Je me demande aussi si par "vous chercher", il entendait moi et quelqu'un d'autre, quelqu'un qui ne se trouve ici nulle part et qui peut-être est censée nous, me rejoindre, ou bien moi et les documents, précieux documents que je n'ai pas en totalité et dont j'ignore et l'origine et l'usage. Quel choix puis-je bien avoir ? Je m'assois à côté de mon téléphone, le vrai, le mien et le téléphone métaphorique qui s'affiche déstructuré sur mon écran. Ce n'est même pas mon écran, me dis-je, puis le reste suit son cours et moi je suis là à attendre. La voix rappelle, numéro masqué toujours, me demande tu as mangé ? je réponds non, bien sûr, les documents sont, mais il me coupe, ok, ok, il fait, maintenant le plus important : ne mange pas, puis il raccroche, tonalité dans l'écouteur, on frappe, y a quelqu'un ? je réponds oui par ici, au fond, et le type se rapproche, j'ai un colis pour XXX, je dis oui, ok, je viens, je signe, vous avez un stylo ?, et je signe papier puis écran et au revoir, bonne journée, c'est un tout un cortège d'inconnus en chasuble qui quitte mon bureau : mon bureau, c'est à dire celui qui ne sera très bientôt plus le mien. Le téléphone sonne à nouveau. Tu as les documents ?, je lui fais oui. Il me dit maintenant rejoins-moi, note : la ligne X puis changement Z à Y, direction B par A sur C, rue F, numéro D, le digicode est, etc. Il me demande de lui amener les documents et ce qu'il reste au bureau. Ce qu'il reste ? je fais, tout ? Il me dit tout, tout ce qui dépasse, et raccroche. Je prends deux sacoches harnachées dans mon dos, deux sacs et cartons, j'y entasse tous les documents, ordinateurs, téléphones, routeurs, câbles, tout ce qui traîne encore dans le grand bureau vide et sort, direction la ligne X, je me traine péniblement entre les boyaux souterrains, je ne passe pas tous les portiques, trop de bagages derrière moi, les yeux sur moi tombent et me défigurent comme si je portais malgré moi les bacilles buboniques d'une peste encore à venir, nouvelle souche non encore éclatée, ce qui n'est d'ailleurs pas totalement impossible, ces dossiers et colis chinois n'indiquant pas leur contenance, pas dans une langue intelligible en tout cas. Je continue ma course et m'étale sur un siège du métro, la sueur du jour accumulée dans le dos. Le métro me porte jusqu'à une autre ligne, autre correspondance, fourche, déviation et boucle par la surface, puis retour de chez les morts, j'émerge de la station enfin, la bride de mes harnais me tire vers l'arrière et j'avance de moins en moins vite, les harnais me coupent le torse et sous thorax le souffle se défait. Arrivé bon numéro je fais le code qui ne prend pas. Nouvel appel : tu es au numéro tant ? je dis oui, il me dit maintenant fais demi-tour, rue K le long des quais puis numéro bis en contrebas, puis raccroche. Je m'exécute. Je suis le plan mental encore un peu flou, relance ce qui me reste de mémoire tampon, le long des quais puis numéro bis en contrebas, une ombre devant moi se présente qui ne se retourne pas. Nouvel appel : laisse les documents à mes pieds, emporte le reste, je lui dis pardon ? il me dis tu m'as entendu puis me demande : tu as regardé ? regardé quoi ? tu as posé la question ? quelle question ? tu n'as rien demandé ? je lui dis non m'sieur, rien demandé, posé aucune question, et il me dit maintenant rentre chez toi, repose-toi et dors, dors beaucoup, sue ce qu'il te reste et oublie ce que tu as dans la tête, on ne se reverra plus et moi je pense : est-ce qu'on s'est déjà vu une fois auparavant ? Sur ma poitrine deux traces rouges en forme de X, stigmates des harnais qui me retiennent encore vers l'arrière alors que je tente de repartir, m'enfoncer dans d'autres boyaux, faire demi tour, d'autres traces rouges latérales me découpent les poignets, une sur chaque, je les remarque en tournant les paumes, mais celles-là j'ignore d'où elles proviennent.