Ces souvenirs qui vous sautent à la figure. Ils ravivent en couleurs le paysage de votre enfance, votre jeunesse, vos parents, votre frère, la mamie, la grand-mère, le père Louis, les animaux domestiques qui se sont suivis et tous ces pixels, joyeux ou pas, dont les traces s’encrent, oui avec un e, en votre mémoire d’une manière de plus en plus indélébile.
Il suffit d’une famille. Il suffit d’une maison, imperturbable, aussi inamovible que la vie choisie de vos parents. Ils ont choisi de vous élever vous et votre frère ici. Parce que c’est comme ça. Il ne prendront pas de vacances, jamais. Quelques week-end dans la maison de campagne tout au plus. Cette dernière, d’ailleurs, aussitôt vendue, sera absorbée par l’antre familiale. Il restera d’elle des images fugaces (’Ah! que j’aime y prendre des douches ! ‘ disait votre maman), des photos (vous, en robe de chambre rose pâle, au milieu de la place du village, Dolly, la grande chienne noire, à vos côtés, assise, aussi grande que vous debout, fière et maternelle), des choses aussi, ramenées à la va-vite parce que ça peut servir, et laissées dans un coin ad vitam.
Il suffira que vos parents aient connu la guerre. Oui, ils vous ont eu vieux vos parents, mais c’est pas grave, ils auront toujours fait plus jeunes que leur âge, grâce à vous d’ailleurs. Il suffira que votre mère ait connu le manque, la misère, la galère, le choc des classes que seuls subissent ceux qui sont en dessous des autres. Il suffira donc que tout soit gardé, à jamais, dans cette maison aux quatre murs. Tout perdure, les choses tiennent, elles n’évoluent pas.
Regardez un être vivant. Il grandit, il évolue, il se forme. Il oublie. C’est le prix à payer pour changer. Certains s’en aperçoivent miraculeusement après 20 ans d’analyse. Le reste n’est que charlatanisme (lire à ce propos ‘la mer de fertilité’ de Mishima, le premier tome). Les choses, elles ne changent pas. Elles sont immuables, fidèles à leur présent qui sera désormais éternel. Un peu d’usure. Un peu de rouille. De la poussière. Qu’importe ! Gardez les, bien au chaud dans cette maison. Un jour, elles referont surface.
Il faudra amasser tout ce qui fera votre quotidien pendant trente ans. Ne rien jeter, rien, sauf évidemment les végétaux. Pensez à garder les papiers cadeau, les fils de fer de 2 cm qui entourent chaque paquet de biscuits que vous achèterez. Habits, photos, carnets, cartes postales, lettres, factures, publicités, couverts, casseroles, produits d’entretien, meubles, câbles électriques, télés, lits, planches, manteaux, ustensiles, bas,.. Ne jetez rien ! Un jour, ça servira.
‘Ça peut toujours servir’, tel sera le crédo de votre mère, incapable de jeter, trop bonne en son âme, trop prêtresse de l’éternel de toute chose en ce monde, coupée à jamais de la nouvelle mouvance de recyclage mais bien prise dans celle de l’achat intempestif, une fête au quotidien lorsqu’on a enfin les sous qu’il faut.
Un jour votre grand frère partira au loin. Un autre jour votre père mourra. Arrivera enfin cette date fatidique à laquelle vous avez toujours pensé ‘Se peut-il y avoir un jour Après ce jour-là ?’
Votre mère aura disparu, ad vitam aeternam cette fois-ci. Avant que vous puissiez vous tuer vous, la première. La logique de la vie vous rira au nez.
Et cette maison vous attendra, sereine dans sa crasse de manque de rénovation. Il suffira que vous preniez quelque temps de libre pour arracher toutes ces choses laissées dans ces murs.
L’odeur nauséabonde du présent en train de pourrir sur place fera lentement place, en ce mois d’août de chaleur, à des vagues de souvenirs, écumés un à un par les roues du temps. Ces roues auront été placées en toute discrétion, non pas pour déplacer la maison mais pour remonter le temps. Habits, photos, meubles, lampes, cahiers, classeurs, déclarations, copies de toutes les lettres administratives envoyées, tissus, rideaux, draps, serviettes, et cette jupe écossaise qui finalement vous allait si bien. La chance que vous avez de toucher une fois encore, mais pleine de conscience cette fois-ci, ce tissu, inaltéré. Vous caressez l’époque de vos jeunes années, envolée, dont les plumes ont été secrètement gardées. Et vous continuez de tourner la roue.
Tout vous reviendra. Votre mémoire, tout à coup, sera elle-même comme illuminée de mille feux, tel un vieux monument subitement sous les phares. Parce qu’il faut que ça se voit ! Et enfin, vous saurez à quoi ça sert de garder les choses. Non pas pour les utiliser à nouveau mais pour revivre, grâce à elles, des parcelles oubliées de votre passé.
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