Dans le N°1890 du 4 décembre 2008 publié par l'hebdomadaire Le Point, Elisabeth Lévy rapporte l'entretien que lui a accordé Jean-Marie Schaeffer à la suite de la publication de son livre intitulé, « La fin de l'exception humaine », et elle ajoute en préambule que celle-ci sous-entend également la fin de la philosophie à la française.
En réponse à ses contradicteurs, dont un certain Jean-Luc Marion, philosophe, invité à réagir par la revue Le Débat, Schaeffer réclame la réunification des sciences de l’homme et des sciences de la nature.
Après avoir reproduit ci-après l’intégralité de cet entretien, j’examinerai ce que sous-entend aujourd’hui encore la « philosophie à la française », et je l’opposerai à la philosophie tout court, celle que Spinoza lui-même n’hésite pas à qualifier de « vraie » philosophie, du seul fait de son unicité, gage formel d’exprimer réellement LA Vérité absolue. Deux vérités opposées, et a fortiori davantage, ne peuvent prétendre, en effet, être simultanément les porte-parole de l’Absolu – sauf à tomber ainsi dans le penser superstitieux, celui qui absolutise fictivement notre pensé « relatif » !
L'homme,
un animal comme les autres ?
Le Point : Vous prêtez à vos adversaires un certain effroi à l'idée que l'homme serait un animal comme les autres. Pourquoi l'exception humaine vous est-elle, à
vous, si insupportable ?
Jean-Marie Schaeffer :
Pour combattre ce que vous appelez « la Thèse »-avec un grand T-, vous êtes peut-être conduit à surestimer sa force. Jean-Luc Marion dit que vous vous battez contre
un fantôme. Philippe Muray aurait pu vous comparer à un éléphant qui s'ébroue dans un magasin de porcelaine dont les propriétaires ont déjà tout saccagé. Quel sens a la démolition du « sujet »
après Althusser, Deleuze ou Foucault ?
Mon but n'est pas de détruire le « sujet » ou la métaphysique, mais de réfléchir à une étude de l'humain qui intégrerait les connaissances apportées notamment par
la biologie et la psychologie. Nous connaissons mal la relation qui existe entre la base anthropologique commune à l'humanité et ce que la culture a construit, raffiné, voire détourné, à partir
de cette base.
Enfin, qui nie aujourd'hui que l'homme est un être biologique ?
Tout le monde admet que nous sommes aussi des êtres biologiques et c'est évidemment le « aussi » qui pose problème. L'important n'est pas d'admettre le fait biologique, il serait difficile de
faire autrement, mais d'en tirer toutes les conséquences.
Cela signifie-t-il en finir avec un certain impérialisme humain ?
Je ne sais pas dans quelle mesure ma démarche, qui est d'abord scientifique, pourrait se traduire au plan sociétal, au niveau des manières de vivre. J'imagine en effet qu'elle pourrait contribuer
à réduire l'impérialisme de l'homme vis-à-vis des autres formes de vie mais aussi de lui-même : le sentiment de toute-puissance qui caractérise nos relations avec le monde non humain va de pair
avec le mimétisme conflictuel qui régit les relations des êtres humains entre eux. Dès lors qu'elle réduirait la tendance à surestimer la part réflexive de l'esprit qui caractérise la culture
occidentale, cette approche nouvelle pourrait générer non pas une dépréciation de l'être humain, mais une forme d'humilité.
« Et alors ? », comme dit Jean-Luc Marion. Si vous récusez l'exceptionnalité, vous acceptez bien une
singularité. Vous ne prétendez pas que nous sommes des dauphins ou des chimpanzés. Quel est l'enjeu de cette querelle ?
L'abandon de la thèse de l'exception humaine au profit de la conception d'un être vivant parmi les autres
êtres vivants implique un changement d'attitude par rapport à ce qui est proprement humain dans l'homme. Plus besoin d'opposer un pôle inférieur, qui relèverait de l'animal, et un pôle supérieur,
proprement humain, pour appréhender la complexité de notre psychisme et de nos relations sociales.
Quels sont les nouveaux savoirs qui devraient imposer, selon vous, une réévaluation de « la Thèse »
?
Grâce aux avancées de la biologie et de la psychologie, nous savons beaucoup mieux comment fonctionne le
cerveau et nous avons une connaissance beaucoup plus fine des changements d'états mentaux. Par conséquent, lorsqu'on s'intéresse à la relation entre cerveau et esprit, on n'est pas du tout dans
la même situation qu'au début du XXe siècle, où l'on aboutissait forcément à un réductionnisme assez simpliste.
Jean-Pierre Changeux, par exemple, ne vous semble jamais menacé par cet écueil ?
Changeux défend un réductionnisme physique qui n'est que l'autre face du cartésianisme. Le dualisme cartésien
repose sur l'idée qu'il y a deux substances, l'esprit et la matière. Les matérialistes pensent qu'il y a une seule substance, mais ils ne sortent pas de l'épure cartésienne. On peut aussi refuser
de poser la question en termes d'opposition entre spirituel et matériel. L'observation permet d'établir des relations entre l'activité du cerveau et la vie de l'esprit sans réduire l'ensemble des
niveaux de la réalité humaine à la physiologie.
En ce cas, comment pouvez-vous réduire la culture à un fait biologique ? Vous y allez un peu fort
!
Si on admet que l'être humain est un être biologique, alors la culture est un fait biologique. Chez les
primates, il existe des faits culturels-informations, connaissances et manières de se comporter-transmis de façon non génétique mais par apprentissage, de génération en génération. On n'en
considère pas moins que l'ensemble de ces faits relèvent de la connaissance des êtres biologiques que sont les primates. De même, la culture humaine relève de la biologie humaine. Et c'est de son
côté qu'il faut chercher la spécificité de l'être humain comme être biologique.
Et le langage, n'est-il pas une exception humaine ?
Le langage fait évidement partie des spécificités humaines. Aucune autre espèce animale n'a développé une
syntaxe, c'est-à-dire la possibilité de combiner un nombre fini de signes dans un nombre infini de phrases. Mais on sait aussi que cette spécificité du langage est une spécificité biologique,
génétiquement préparée. Il n'y a plus d'opposition entre le langage et la biologie.
Mais la génétique est modifiée par l'histoire. « Homo sapiens » ne naît pas tout armé du langage et du reste.
Elisabeth de Fontenay vous reproche d'ignorer l'Histoire.
Elle oublie que j'étudie les effets en retour de la culture sur la base génétique de l'être humain. Loin de
nier l'Histoire, j'essaie de montrer comment, en tant que forme temporelle de la culture, elle affecte en retour la transmission génétique, notamment à travers les règles qui président au
mariage. L'évolution de la vie a une histoire et cette histoire est aussi contingente que l'histoire humaine.
On dirait que la thèse de l'exception humaine est particulièrement puissante en France. Comment
l'expliquez-vous ? Est-ce le poids du cartésianisme ?
Effectivement, la France est plutôt isolée. Cela s'explique surtout par la domination, dans la philosophie
française d'après guerre, d'une certaine lecture de la phénoménologie qui a permis de réactiver un cartésianisme radicalisé. Cette hégémonie a empêché la France de rester en contact avec ce qui
se passait ailleurs, mais cette insularité a été masquée par le succès que rencontraient à l'étranger un Derrida ou un Lyotard. La réalité, c'est qu'on a mis quarante ans à prendre connaissance
de la philosophie analytique ! Du coup, nous avons pris beaucoup de retard.
Maintenant, le retard est comblé, que demandez-vous de plus ?
Le problème est qu'il se reproduit aujourd'hui dans le domaine des sciences cognitives. En France, ce terme,
investi d'une nuance péjorative ou menaçante, désigne généralement une vision réductionniste de l'étude de la culture humaine. En réalité, il recouvre un mouvement très vaste à l'intérieur duquel
les positions sont très diverses.
Faut-il que la France s'adonne aux délices du béhaviorisme, qui a pourtant réconcilié contre lui toutes les
branches de la famille psychanalytique ?
Mais cela n'a rien à voir ! La révolution des sciences cognitives s'est faite contre le béhaviorisme et elle
a permis la sortie du béhaviorisme. Ce qui caractérise les sciences cognitives, c'est qu'on ne s'intéresse plus seulement aux comportements, mais aussi aux processus mentaux
sous-jacents.
Jean-Luc Marion est sans doute le représentant le plus « pur » de la tradition à laquelle vous vous opposez.
Pouvez-vous résumer ce qui vous sépare de lui ?
La différence fondamentale entre nous tient au statut que nous accordons aux autres savoirs. La philosophie
doit-elle se nourrir des autres connaissances humaines ou est-elle un mode de connaissance radicalement autonome qui peut se développer en se référant uniquement à ses propres traditions ? Pour
ma part, je pense qu'une philosophie vivante doit être en dialogue avec les autres savoirs humains. Dans la conception de Marion, la philosophie a ses propres questions et ses propres outils pour
y répondre. Résultat : c'est un dialogue de sourds dans la mesure où j'apporte des connaissances qui, de son point de vue, sont disqualifiées d'avance. La véritable question est celle de l'avenir
de la philosophie en France. La tentation est forte pour elle de se replier sur ses fondamentaux.
Elle seule peut se permettre ce superbe isolement. La biologie ne peut pas ignorer ce que trouve la chimie.
Seriez-vous en train de proclamer la fin de l'exception philosophique ?
Toute autre discipline se serait condamnée en se coupant des autres savoirs. Du reste, cette disjonction
n'est apparue qu'au XIXe siècle. Il faut maintenant se demander si elle a bénéficié à la philosophie ou si elle l'a menée dans une impasse. Ce débat est toujours ouvert. Pour ma part, je plaide
pour la réunification des sciences de l'homme et des sciences de la nature
« Autour de "La fin de l'exception humaine" » (Le Débat n° 152, novembre-décembre 2008, Gallimard).
Articles de Pascal Engel, Jean-Luc Marion, Jean-Claude Quentel et Jean-Marie Schaeffer.
Des nombreuses analyses scientifiques consultées, aucune n’étant
véritablement philosophique, il ressort que Jean-Marie Schaeffer propose d'en finir avec la « Thèse » affirmant la suprématie du sujet humain, et c’est pourquoi il entend le
réintégrer dans la Nature, sans y voir pour autant celle-ci au sens spinoziste du terme, tel qu’il sera précisé par la suite. D’ici-là, notre conception commune de l'être
humain, y compris celle des sciences humaines et sociales (de l'éthologie à la psychologie cognitive en passant par la sociologie et l’anthropologie), nous
montre aujourd’hui que nous sommes des êtres vivants parmi d'autres êtres vivants et que l'unité de l'humanité est celle d'une espèce.
Pourtant, à ce constat désormais incontestable, les sciences humaines et sociales
opposent néanmoins la thèse de l’exception humaine, selon laquelle, dans son essence propre, l’homme transcende à la fois la réalité des autres formes de vie et sa propre
« naturalité ». Le sociologue tient que cette transcendance se situe dans la société, par essence « antinaturelle », l’anthropologue affirme que seule la
« culture » (la création de systèmes symboliques) constitue le propre de l’homme, et la thèse de l’exception humaine est une vision du monde, à préciser néanmoins sous l’angle
véritablement philosophique.
En effet, Spinoza affirmait déjà en son temps que l’homme n'est pas dans la
nature comme « un empire dans un empire » Pourtant, c'est toujours ainsi peu ou prou que les sciences humaines et la philosophie dans leur grande majorité le considèrent. L'homme serait
un être à part que la conscience, la société ou la culture arrache à la nature. C'est cette thèse que le philosophe Jean-Marie Schaeffer entend pourfendre dans son livre dont le titre sonne
comme un mot d'ordre : la fin de l'exception humaine.
A SUIVRE…