Joseph Vebret m'avait invité en juin 2006 à collaborer, sur son site, à la Tribune du lundi, sur le thème "Pourquoi la littérature ?"
Le lien vers mon texte ayant été rompu, à la suite de multiples remaniements du site de Vebret, je republie sur ce blog mon essai de réponse à cette fichue question.
Pourquoi la littérature ?
Avoir à se poser la question saugrenue « Pourquoi la littérature ? », et tenter d’y apporter quelques éléments de réponse, c’est reconnaître déjà la place centrale, vitale, que l’on a accordée à la littérature dans sa propre vie, d’abord comme décor, comme papier peint de son existence, par amour de la lecture, des livres et des auteurs littéraires – et peut-être, au-delà, quand on a basculé du lire à l’écrire et qu’on en devient un acteur, c’est avouer qu’elle représente un choix bien plus fondamental encore, qui nous oblige et change notre relation au monde et aux autres.
Les choses essentielles, qui nous constituent ou orientent le fil de nos jours, ne relèvent jamais de choix simples et conscients. J’ignore pourquoi la littérature est entrée dans mon existence, ou plutôt pourquoi je suis entré dans ses ordres. Pour moi, qui n’ai jamais éprouvé de réel sentiment religieux (bien que trouvant l’athéisme encore plus inconcevable), la littérature représente, avec l’art (la musique, la peinture, le cinéma…) une porte de passage, une façon de communiquer avec une vie supérieure de l’esprit. Je crois que le ravissement que j’ai éprouvé devant certains livres, certaines poésies, à l’écoute de certaines musiques ou devant quelques tableaux, où le poids de mon corps s’évanouissait, où mon esprit s’ouvrait vers le ciel, ce fragile et fugitif aperçu d’un état de grâce, n’est pas totalement étranger à ces expériences mystiques auxquelles je m’intéressais dans ma jeunesse en lisant Jocob Boehme ou saint Jean de la Croix. C’est dire que la littérature (la lecture comme l’écriture, les deux pentes opposées et montantes d’une même pyramide de la connaissance) n’a jamais été pour moi un divertissement, un passe-temps, une création ludique, une activité qui pourrait être enseignée dans un atelier d’écriture, mais une quête exigeante et individuelle, une recherche du sens, de l’intensité et de l’unité de ma vie.
Cela ne peut se faire que dans la difficulté, tant l’écart est fulgurant entre ce que l’on est et ce que l’on cherche, tant le gouffre parait infranchissable pour nos pauvres limites. Certains de mes auteurs préférés (Joyce, Kafka, Mallarmé…) sont réputés difficiles ; de la même façon, l’écriture est difficile. Je rencontre souvent l’incompréhension d’amis lecteurs ou auteurs lorsque j’affirme que l’acte d’écriture, pour moi, est une souffrance. De grands auteurs l’ont pourtant déjà dit (et même Colette, dont la prose nous parait si belle et si heureuse, repoussait chaque jour l’heure de se mettre à son travail qui était pour elle douleur et corvée…) Même si l’on peut éprouver dans le processus de la création de vrais instants de bonheur, de jouissance et d’exaltation, la reprise et la mise au point d’un texte, ses couches successives – lorsqu’on est épris de perfection, de justesse – deviennent souvent une torture volontaire. Tout le monde peut écrire, certes, parfois avec talent, fantaisie, mais bien peu sont destinés à la littérature – celle qui nomme le monde, sous l’aspect trompeur et flatteur de ses apparences. Et si, selon Simenon, « Ecrire n’est pas une profession mais une vocation pour le malheur », je me demande parfois si l’écriture ne relèverait pas moins de la vocation que de la malédiction.
Que se passe-t-il alors, quand ce choix exclusif – que l’on a fait parce qu’aucun autre n’était concevable, ou qui s’est véritablement imposé – ne se conjugue pas avec un statut d’écrivain, autrement dit, quand on ne parvient pas à faire éditer sa production dans des conditions permettant de « vivre de sa plume » ? Quand cet échec est entretenu et aggravé par une conception presque sacrée de la littérature qui vous interdit de faire la moindre concession au commerce des livres, car ce serait se trahir ? Quand la poursuite de l’écriture tout au long d’une vie vous condamne à la misère ou à la coexistence d’un « second métier », dévorateur de temps et d’énergie ?
Si j’écris depuis l’âge de seize ans, je n’ai jamais pu en vivre, malgré mes efforts et mon désir. J’ai donc exercé des métiers alimentaires, sur lesquels aujourd’hui avec le recul je pose un regard moins amer, car ils m’ont apporté aussi des enrichissements et des rencontres. Mais l’écriture ? Songeant à ces années, à ces décennies que j’ai passées à écrire dans la solitude et l’anonymat, soutenu par quelques amis lecteurs, par quelques publications modestes voire confidentielles en revues, et surtout par un ressort indestructible et inexplicable, une sorte d’immodestie salvatrice qui me faisait croire en la valeur, non de ce que j’écrivais dans l’instant, production décevante, insatisfaisante à mes yeux, mais de ce que je pourrais écrire avec le temps, je crois que j’ai été finalement bien solide pour résister à une épreuve aussi longue, qui s’apparente à un interminable enfermement. Peut-être aussi que cette attente, cet espoir, bien qu’en partie déçus, ont été le moteur de mon existence, me permettant d’arriver jusque-là - et qu’ils m’accompagneront toujours, dans cette sorte de foi par laquelle je suis convaincu que la littérature est le lieu écrit, ou à écrire, de l’essentiel.