Les intractables évidences

Publié le 18 août 2009 par H16
On trouve de tout sur l'interweb, même de jolies vidéos ! Et le plus intéressant, ce sont les jolies vidéos qui font de la politique, voire de l'environnementalisme (c'est un mot un peu long pour Vert & Fluffy). Mais voilà : quand on fait de fort jolies choses pour vendre un message politique assez calamiteux, il faut s'attendre à quelques critiques... Tout d'abord, la vidéo elle-même.
Il s'agit d'une campagne promotionnelle canadienne, visant à "faire consommer local", c'est-à-dire consommer des fruits et légumes produits localement et non importés. Cette campagne est produite par Hellmann's, une marque de mayonnaise, derrière laquelle on retrouve (tenez-vous bien) Unilever. Pour ceux qui ne le sauraient pas, il s'agit d'une multinationale assez joufflue, néerlando-britannique, qui emploie 180.000 personnes et fait dans les produits de grande consommation allant du dentifrice aux barres chocolatées... en passant par la mayonnaise, donc.
Sur le plan graphique, c'est très joliment fait.
Admirez:

Hellmann’s - It’s Time for Real from CRUSH on Vimeo.


Pour le message, en revanche ... on dirait du Yann Arthus-Bertrand : tout plein de stats, une jolie photographie bien léchée, et, sur le plan économique, du n'importe quoi en barres compactes jetées violemment à la face du spectateur abasourdi qui ne peut pas se concentrer sur le flot ininterrompu de ces incohérences magistrales débitées avec brio.
C'est assez extraordinaire, en effet, de constater que dans l'esprit de certains (écolos notamment mais les collectivistes sont assez spécialistes du genre), si quelque chose rentre en conflit répété avec ce qu'ils tiennent pour évident, c'est que ce quelque chose est vicié. Jamais, non, jamais, il ne sera question de remettre en cause ce qu'on tient pour évident : si c'est évident, c'est juste.
Par exemple, "il est évident qu'il est plus intéressant de produire des tomates localement que de les faire venir par bateau de 4500 km à la ronde". C'est, je vous le dis, évident. Partant de là, si des grosses multinationales (dont Unilever, ironie de la situation) font venir de très loin des tomates, si des commerçants affrètent des bateaux pour faire voyager de la carotte à grand frais, c'est parce que ... ces gens sont fous. Ou, alternativement, c'est qu'ils sont viciés dans leurs âmes perverses, ou qu'ils n'ont pas vraiment réfléchi au problème, ou qu'ils n'ont pas compris que l'avenir de l'humanité se jouait dans ce genre de manœuvres dispendieuses. Il ne peut en aller autrement.
Puisque je vous le dis.
Bon, évidemment, ce n'est pas expliqué comme ça, et on évitera d'ailleurs d'aborder la question du Pourquoi Ces Voyages Légumineux, pour se concentrer sur le Comment s'En Dispenser. Et mécaniquement, fatalement, obligatoirement, cela passera par un petit épisode de Tous Ensemble, On Peut Y Arriver. Car toute la vidéo, ici, est bâtie dans le but de bien faire comprendre que, d'une part, faire voyager des légumes, c'est mal (pour les légumes, pour la planète et pour nous). Pour les légumes parce que le voyage ne garantit pas leur fraîcheur, leur valeur nutritive et ne peut préserver l'aspect terroir, sans doute. Et puis, comment voulez-vous qu'une tomate apprécie l'excitation de faire 4500 km en avion sans passer par les 18 détecteurs de métaux et la fouille complète au terminal ? Pour la planète, parce qu'évidemment, tout ceci pollue très très fort ; c'est, littéralement, de la tomate au kérosène, ma brave dame. Quant à nous, c'est évidemment une mauvaise affaire parce qu'en plus, non content de bouffer des tomates farineuses et pleines d'eau de kérosène, on défavorise les petites exploitations locales, les petits agriculteurs locaux, les petits commerces qui sont obligés de fermer. Snif.
Et voilà donc résumé toute l'idée générale de la vidéo : il faut consommer local pour éviter la pollution, avoir des fruits et légumes en pleine forme, et favoriser les agriculteurs et commerçants locaux. Notons au passage qu'il s'agit toujours de petits agriculteurs parce qu'aider la grosse multinationale à conserver ses 15.000 hectares de serres, ce n'est pas le fond du message. Ne mélangeons pas tout. Restons concentré.
Bien. Et si maintenant, pour rire, nous partions du principe que ce qui était évident au départ ne l'est pas ? Si - soyons fous - nous supposions que les produits viennent de loin pour une bonne raison ?
Parce qu'après tout, ces multinationales ne sont pas réputées pour dilapider leur argent n'importe comment, hein. C'est même une caractéristique bien comprise du capitalisme, caractéristique d'ailleurs notée par Marx et Engels eux-mêmes ! Si donc ces légumes et ces fruits voyagent tant, c'est ... parce qu'il est moins cher de leur faire faire 5000 km que de les produire localement. C'est une autre évidence, qui vole effectivement à la face du précédent argument, mais qui semble pourtant tenir l'épreuve des faits.
Mais pourquoi diable est-il rentable de faire faire des kilomètres à des cucurbitacées chamarrées ?
Peut-être est-ce parce que localement, utiliser du temps, de la superficie, et de la main-d'œuvre pour les faire pousser n'est, tout simplement, pas rentable. Et d'ailleurs, ça se traduit dans les faits par une augmentation de la surface agraire cultivée pour une diminution de la main-d'œuvre employée pour la gérer (moins d'exploitations mais plus grandes : concentration). Ça se traduit par le fait que les gens, localement, préfèrent devenir graphistes de jeux vidéos ou plombier qu'agriculteur ou bûcheron, et que, ce faisant, ils renchérissent la main-d'œuvre locale qui reste dans l'agriculture (elle devient plus rare).
Et ça va plus loin : ce faisant, ces personnes se spécialisent dans des services où le remplacement d'un humain par un autre est de plus en plus coûteux, parce que l'expérience à acquérir pour obtenir un travailleur efficace grandit. On assiste donc naturellement à un déplacement des activités agricoles vers les pays où pour le moment, le niveau de vie ne permet pas d'acquérir les services à haute valeur ajoutée. Ce qui veut dire aussi qu'en achetant des légumes et des fruits importés, on favorise nettement l'enrichissement progressif des pays exportateurs, qui peuvent alors eux aussi s'extraire progressivement des tâches agricoles pour se consacrer, à leur tour, à des tâches où la réflexion humaine est plus cruciale.
Autrement dit, arrêter d'acheter des produits importés provoquera, rapidement, un appauvrissement de populations productrices qui n'ont vraiment pas besoin de ça en plus sur la longue liste de leurs emmerdes quotidiennes, et, en obligeant à produire localement des denrées coûteuses, un appauvrissement de la population locale (soit par la baisse de salaire des exploitants, soit par l'augmentation des prix produits, les deux en même temps étant aussi possible).

En clair, en terme d'évidence, il apparaît qu'acheter des fruits et des légumes qui viennent de loin est, effectivement, économiquement sain. Que l'évidence initiale n'en est, en réalité, pas une. Que si le monde, finalement, a choisi cette voie contre-intuitive, c'est peut-être qu'elle n'est pas si mauvaise.
Et que les réflexions simplistes sont certes séduisantes mais parfois porteuses de conséquences terribles que toute la naïveté et le tonus de petits graphiques acidulés et frétillants ne peuvent cacher...

Think Again...