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Un jeune homme quitte le foyer paternel, pour échapper à la prophétie, épouvantable, prononcée par son père. Sa mère et sa soeur ont fui la maison depuis longtemps et le jeune Kafka Tamura semble désirer les retrouver et les rejoindre: il part sur les routes, tenaillé par un irrépressible besoin de poursuivre un but inconnu, une quête aussi improbable qu'étrange. Nakata, un vieil homme, menuisier à la retraite, pensionné par la municipalité et très étrange, passe ses journées à discuter avec les chats du quartier et à observer ceux du terrain vague proche. Il apprend par ses amis félins qu'un homme inquiétant rôde en compagnie d'un chien et qu'une fois parti des chats disparaissent. Suite à l'affrontement sanglant entre lui et le kidnappeur de chat (qui s'avère être aussi un tueur de chats...à la poursuite des âmes éternelles de ces félins aux neufs vies), le vieil homme prend la route vers un ailleurs qui se précise à chaque pas. Nakata suit une trame mystérieuse, un appel impératif pour servir un dessein au tissage inextricable, du moins au premier abord.
Entre Tokyo et le nord du Japon, Murakami relate une histoire entre fantastique et quête initiatique, une histoire rythmée par la lente marche de nos deux héros aux côtés de leurs compagnons de rencontre: un chauffeur routier curieux et intrigué par Nakata qui lui rappelle son propre grand-père, seul membre de la famille à lui avoir témoigné amour, confiance et respect malgré ses mauvais agissements; un bibliothécaire, incarnation du mythe de l'hermaphrodite, à l'immense culture et à la sagesse ancestrale. Au fil des chemins, au fil des paysages brouillés ou sublimés par la pluie, au fil de la respiration d'une forêt primaire oubliée par les hommes, Kafka Tamura s'éveille lentement à sa quête en se laissant emporter par ses visions ou ses rêves dans lesquels le temps remonte les souvenirs qui ne semblent pas être les siens mais qui pourraient l'être. L'intériorité du jeune homme s'enrichit à chaque indice sur une éventuelle appartenance à un ailleurs temporel....Murakami frôle, délicieusement, des mythes fondateurs tels que celui d'Oedipe ou d'Orphée et Eurydice (le père du jeune Kafka lui annonce qu'il commettra l'inceste et ce même jeune Kafka souhaite faire revenir du monde des ténèbres la jeune fille disparue dont il est tombé éperdument amoureux) , les fait surgir avec un art consommé de l'inattendu et de l'esthétisme romanesque: un tableau qui appelle à s'y plonger pour retrouver une éternelle jeune fille, une fissure temporelle qui ne permet pas de remettre les choses à leur place, suscite le chaos, empêche l'âme d'aspirer enfin au repos et devient prémice d'un déferlement catastrophique si rien n'est fait pour y remédier.
"Kafka sur le rivage" est un roman où l'onirisme, les mythes, l'esthétisme et le pouvoir romanesque de l'écriture sont d'une réelle force: le lecteur, un peu dérouté au départ, le temps de s'adapter au rythme de la narration, se laisse envahir par une atmophère où le mystère peut être aussi glaçant que fascinant. L'ordonnancement du monde psychique est ténu et peut sombrer très vite dans le chaos....c'est ce que par petites touches subtiles, Murakami sussure à notre imaginaire bercé par le chaos grec. Kafka et Nakata, à l'image des héros grecs, vont trouver leur chemin, celui de leur destinée au coeur d'un Japon au seuil de l'étrange, à la frontière du fantastique au gré des notes de musique classique. Le Japon décrit par Murakami semble être une métaphore initiatique: le monde réel et le monde de l'imaginaire et des mythes se confondent en une sorte de danse énigmatique au gré de "la pierre de l'entrée", lieu où l'espace et le temps n'ont plus de sens. Murakami dose subtilement romanesque et métaphysique (d'où parfois le sentiment du lecteur de ne pas tout saisir....comme lors de la lecture d'un classique japonais) et renoue ainsi avec la tradition littéraire japonaise des Kawabata, Mishima ou Sôseki: "Tout est dans la quête. En écrivant des histoires, je cherche ma propre histoire, mon âme profonde sous la surface." dit Murakami lors d'une interview. C'est ce que je ressens à chaque fois que je lis un grand auteur japonais: la surface apparaît lisse et lorsque je regarde d'un peu plus près, l'âme humaine est souvent décortiquée dans ce qu'elle a de plus sombre et de plus sordide....le tout enveloppé esthétiquement dans des paysages à vous couper le souffle (ah!!! la forêt mi-féérique, mi-réelle, de la cabane du bibliothécaire, où tout semble pouvoir survenir!).
"Kafka sur le rivage" est un roman de grande facture dans lequel Murakami marie divinement les références japonaises (descriptions dignes des plus belles estampes, nimbées d'ombres lumineuses) aux références occidentales (les références à peine voilées aux mythes grecs et à Dostoïevki). Le lecteur ne peut que tomber sous le charme ineffable d'une écriture subtile et merveilleuse qui l'emporte au-delà de lui-même, dans un voyage intérieur où peu à peu, il se découvre lui-même en passant, comme Alice, de l'autre côté du miroir!
"- Quoi qu'il en soit, toi et ton hypothèse avez atteint une cible bien plus lointaine que tu ne l'imagines. En as-tu conscience ? Je hoche la tête. - Je sais, mais les métaphores permettent de réduire la distance, dis-je.- Ni toi ni moi ne sommes des métaphores. - Je sais. Mais les métaphores permettent de réduire la distance qui nous sépare, vous et moi. Elle sourit, la tête levée vers moi. - C'est la phrase la plus étrange qu'un homme m'ait jamais dite pour me séduire." (p 520 521)
Roman traduit du japonais par Corinne Atlan
Les avis de béné bluegrey tamara lyra praline florinette et...beaucoup d'autres !!!