Les personnes qui découvrent les arts martiaux sont parfois rebutées par leur aspect « dirigiste », ou encore par l’absence de débat et de démocratie. En effet, le monde des arts martiaux ne s’ouvre pas à ce type de considérations. Il impose un cadre éducatif dans lequel l'étudiant apprend à évoluer.
Si les arts martiaux connaissent un succès qui ne se dément pas, on peut voir naître parfois chez les débutants des incompréhensions de toutes sortes. L’une d’entre elles m’a marqué tout au long de mes années de pratique, par sa récurrence. Dans chaque nouvelle fournée de pratiquants qui met les pieds sur un tatami en début d’année scolaire, on trouve toujours une personne qui estime que le cadre d’apprentissage est lourd, rigide, obsolète. En effet, il faut saluer souvent, respecter un protocole, bien se tenir, bien s’habiller, ne pas faire n’importe quoi, se contrôler en permanence même – et surtout – dans les combats libres. Le cadre du dojo est donc bel et bien un cadre de contrôle. D’aucun peuvent comprendre immédiatement les bienfaits de ce cadre, qui permet l’apprentissage sans se massacrer mutuellement dès le premier cours, tandis que ceux qui cherchent la confrontation pour se prouver qu’ils sont les plus forts vont maudire ce cadre étouffant. Cette différence est importante, car elle distingue (je schématise volontairement) deux grandes catégories de pratiquants : ceux pour qui le cadre va servir de guide et ceux pour qui ce cadre devient rapidement un carcan.
(Shoji Nishio Sensei, aiki-jo, remplir le cadre des formes techniques)
Le cadre éducatif d’un budo ne se cantonne pas au comportement régit par le reishiki. Il impose aussi une utilisation du corps contraignante, qui n’est pas habituelle (voir les nombreux articles de Léo Tamaki à ce sujet). Prenez un mouvement de iaïdo. Rien dans la manière de dégainer, dans les positions et les déplacements du corps, sans parler du rengainage, rien donc, n’est simple à exécuter. La technique est exigeante et « casse le corps » pour lui donner une nouvelle forme. A priori, il n’y a aucune raison pour que l’on s’impose autant de tracasseries. Pourtant le cadre technique du iaïdo ouvre sur une autre dimension du corps, une autre appréhension de sa mobilité, une autre exécution de sa gestuelle. Il en va de même pour l’utilisation de n’importe quelle arme, et plus largement, pour l’apprentissage de n’importe quel art martial. Les cadres imposés dans chaque discipline sont donc avant tout des contraintes, qui demandent bien des efforts pour les maîtriser. Ceux qui le vivent comme un carcan vont arrêter rapidement ou tenter de le remettre en cause.
(Takemi Takayasu Sensei, karatedo uechiryu, la transformation du corps au service de l'art martial)
La remise en cause du cadre éducatif et technique d’un budo est un exercice auquel j’ai pu assister plusieurs fois et qui m’a toujours beaucoup intéressé. Pourquoi ne pourrait-on pas esquiver certains exercices pénibles, comme les séries de chutes en aïkido par exemple ? Serait-il possible d’avoir des pauses dans un cours, ou, s’il en existe déjà, d’en avoir un peu plus ? Pourquoi est-ce toujours le professeur qui juge ? Ne pourrait-on pas faire des jurys composés par les pratiquants du dojo ? Je ne m’étends pas sur le sujet, vous avez sans doute déjà entendu ces arguments.
A toutes ces questions, ma réponse est clairement non, mais j’ai pu observer des endroits où l’on cède facilement du terrain sur ces différents points. En effet, si l’on observe le large éventail des disciplines martiales existantes, on trouve tous les cas de figures, depuis les koryu strictes et rigoureuses aux sports martiaux comme le judo sportif. A mon sens, il ne faut jamais rogner sur le cadre que l’on donne, quitte à l’imposer. Si une personne vient dans un dojo, elle accepte ce cadre. Si elle le remet en cause, c’est qu’elle n’a pas compris d’instinct où elle se trouve, ou bien que l’enseignant ne donne pas l’exemple de ce qu’il demande. Pour ma part, je trouve tout glissement sur ce sujet relativement dangereux. Lorsqu’on cède sur un détail un jour, afin d’assouplir ledit cadre, on ouvre la porte à de futures demandes pour modifier tel ou tel autre aspect, point de détail, etc. En voulant parfois simplement faire plaisir, l’enseignant entre dans un engrenage insidieux sur lequel il aura du mal à revenir en arrière sans perdre une partie de ses élèves ou faire monter le mécontentement. Ce que j’écris là semble tomber sous le sens, mais est loin d’être évident.
(Wing chun, exercice au mannequin de bois, la répétition et l'effort)
Quelques exemples parmi d’autres : un élève à soif, un autre à besoin de sortir uriner, un autre encore souffle avec bruit et veut s’arrêter, enfin un dernier doit sortir chercher un mouchoir dans les vestiaires pour se moucher. Voilà des cas simples qui ne sont pas inhabituels. Si vous dites non à tout, vous passez pour un psychorigide et allez vous faire traiter de « plus japonais que les japonais ». Mais si vous dites oui à tout, votre cours va rapidement tourner à la foire, à la débandade. La suite va très vite : les élèves ne demandent plus la permission pour sortir pour ces quatre besoins, puisque l’accord semble acquis d’emblée. Puis les retards seront de plus en plus fréquents en début de cours. Un coup de gueule ou le rappel des règles ne serviront à rien, ce sera trop tard. Alors que faire ? Comment se placer face à ces demandes ? Je pense qu’il faut tout simplement montrer l’exemple et recadrer les demandes qui sont faites dans le contexte du lieu. Ne pas boire pendant trois ou quatre heures d’entraînement n’a jamais tué quelqu’un. Un adulte normalement constitué peut aussi se retenir d’uriner, sauf s’il est malade et aura préalablement averti son professeur. Celui qui souffle et a du mal physiquement ne doit pas s’arrêter mais ralentir. L’important est avant tout de travailler avec ses capacités. Pour celui qui a un rhume, il faut lui enseigner d’entrée de jeu à conserver un mouchoir coincé dans sa veste de keikogi ou avoir un paquet dans ses zooris pour y accéder discrètement, en dehors des saluts et des explications du professeur. Ce n’est pas « cool » ? Aucune importance. Car en agissant de cette manière on indique clairement aux pratiquants que tout cela se fait toujours dans le cadre du budo. De plus, cela incite à prendre ses précautions, à anticiper, à s’endurcir, à affermir sa volonté, à développer son corps, autant de qualités que requiert l’étude d’un budo. A l’autre extrême, une discipline qui autorise des glissements hors du cadre martial pendant le cours tombe dans le n’importe quoi et se dépouille progressivement de toutes les valeurs et des principes qui en font un art martial. Pour moi, le pire exemple est sans aucun doute le judo de compétition. Je recommande à tous les budoka de regarder une compétition de judo aujourd’hui. C’est pénible à tous points de vue. Si le cadre imposé par un budo est un carcan trop lourd, il faut partir et opter pour un sport.
(Masato Matsuura Sensei, Noh et kenjutsu, la double voie de la rigueur)
Pour les autres, le cadre fait son office. Il sert de guide, permet au débutant d’évoluer. Il va remplir peu à peu le cadre qu’on lui a indiqué. Il trouvera dans ce cadre des éléments toujours plus riches et comprendra la valeur de chaque code, détail, principe, mouvement. Il éprouvera alors une sensation de compréhension qui va lui permettre d’être en harmonie avec ce cadre et même d’y ressentir une certaine liberté physique et mentale.
La question de la liberté implique toutefois qu’à un moment donné, le cadre ne suffit plus. Il devient étouffant pour un pratiquant confirmé, il semble être trop étroit. Voilà l’un des passages de la progression martiale les plus délicats à gérer pour l’enseignant. Soit ce dernier est capable de montrer que l’élève n’a pas tout compris du cadre dans lequel il évolue et il lui ouvre un nouveau niveau de lecture, ce qui va permettre de le relancer pour quelques années d’études supplémentaires. Soit, l’enseignant est à bout d’arguments et de démonstrations. Il doit alors pouvoir « offrir » à son élève la possibilité d’aller voir un enseignant plus expérimenté, plus avancé dans la voie, ou de le libérer et de l’autoriser à voler de ses propres ailes et faire ce que bon lui semble. Face à ce dernier choix, face à lui-même, l’étudiant va généralement tenter des expériences, puis éventuellement se mettre à enseigner. Et là, dès son premier cours, il s’apercevra que la liberté consiste à remettre en place le cadre qui lui a été transmis, et à vivre en harmonie avec le cadre martial… car cette fois, il l’a choisi et il en a compris toute la richesse, que ce soit dans son propre dojo ou dans sa vie de tous les jours.
(Hiroshi Aosaka Sensei, Shorinji Kempo, simplicité et gentillesse)
Cette petite histoire de cadre, qu’il ne faut évidemment pas comprendre au pied de la lettre, apporte un éclairage intéressant sur les déclarations que font parfois les grands maîtres d’arts martiaux. A la question que faites-vous en dehors du dojo, la réponse est généralement, je continue à faire des arts martiaux, dans tous les gestes et les moments de la vie quotidienne. Cela ne veut pas dire qu’un grand karateka va donner des tsukis dans son sac de course ou qu’un taekwondoka va mettre des coups de pieds à son chariot de supermarché pour le faire avancer. Cela signifie qu’il est possible de vivre son art martial avec ce qu’il impose de cadre physique, technique, psychologique et comportemental, dans chacune de ses activités, même les plus insignifiantes. C’est pourquoi les grands maîtres d’arts martiaux peuvent se reconnaître dans leur façon de marcher, de tenir un pinceau ou tout simplement d’être avec les autres.