Feuilletant - c'est l'été, un vieux numéro spécial photo de Beaux-Arts Magazine (je suis fan de photo), je tombe sur un entretien avec Peter Sloterdijk, qui parle
longuement d'Euope (pas moyen de prendre des vacances).
Extraits (on est en novembre 2004, pour situer) :
"le projet européen est extrêmement prometteur [...on ne saura pas en quoi d'ailleurs...] je ne sais même pas si l'Europe sera nécessairement une
entité fondamentalement démocratique [réponse d'Edgar : pas la peine de chercher trop longtemps, elle ne l'est définitivement pas] Elle ne l'est pas
vraiment à l'heure actuelle et elle le sera encore moins dans l'avenir. A mon avis, l'avenir européen, comme celui du monde capitaliste entier, appartiendra à une sorte d'autoritarisme doux auquel
les populations démocratiques feront obstacle. Les peuples nous gênent. Si on veut vraiment être démocrate, il faut se débarasser du peuple... C'est ça la découverte secrète des grands
administrateurs de Bruxelles : que le peuple est une chose encombrante."
Sloterdijk se donne donc des airs de révolutionnaire démasqueur des élites bruxelloises. Comme pas mal d'intellectuels chics, il est cependant capable de servir immdiatement un discours absolument
inverse du précédent, juste pour ne déplaire à personne.
Voilà donc la suite :
"Nous ne vivons plus à l'âge de la démocratie directe, c'est fini. Le référendum est une idée archaïque. C'était à l'ordre du jour à une époque où il s'agissait de manifester la volonté d'une
petite communauté politique où tout le monde savait exactement ce que sa voix exprimait. Aujourd'hui, "oui" et "non" ont une teneur vague [sic],
tellement vague que leurs auteurs ne savent plus ce qu'ils disent, et à ce moment là il vaut mieux s'abstenir. Il faut vraiment avouer que la démocratie est, aujourd'hui, une démocratie d'en haut
pour le peuple [note d'Edgar : on ne voit pas bien la différence avec une bonne vieille monarchie paternaliste], et pas une démocratie par le peuple d'en
bas. Il y a des niveaux où la démocratie par le peuple fonctionne, par exemple au niveau des communes, des communautés [note d'E. : un peu volkisch la démocratie
sloterdjienne...], et il y aussi des niveaux moyens. Au niveau national, c'est déjà trop risqué de vouloir savoir ce que le peuple pense."
Bon : un discours où le lecteur pressé peut ne pas sursauter, on tape un coup sur Bruxelles pour juste après donner un blanc-seing à nos élites qui sont, elles "au bon niveau", le tout noyé dans un
verbiage incompréhensible propice à faire chic dans les magazines imprimés sur papier glacé. Le tout garantit que l'on continuera à être prescrit et invité dans les cocktails (à défaut d'avancer
une idée valable, ni d'être sérieusement lu).
Un bel exemple de Sloterdijkerie : "dans Ecumes, je propose une théorie générale de l'antigravitation, c'est à dire des forces dont l'effet consiste en la négation, ou mieux, la compensation de
la lourdeur. La sphérologie, en tant qu'atmosphérologie [sic] possède cette qualité de décrire les espaces en termes climatologiques. Elle prétend que ce qui est dans l'air est le fondement des
choses lourdes d'en bas"...
Toute dérision mis à part, il faut prendre au sérieux ce qu'écrit Sloterdijk : avec lui la démocratie n'est rien, une démocratie pour le peuple par le haut vaut mieux qu'une démocratie par le bas.
Entre la définition sloterdijkienne de la démocratie et le gavage d'oies, je vois peu de différences. Je vois une grande proximité avec la technocratie prônée par Rosanvallon. Là encore, en un langage qui pouvait prêter à équivoque pour le lecteur pressé, Rosanvallon invitait gentiment les
organisations internationales et les comités Théodule et autres organismes indépendants à s'asseoir sur la voix des populations.
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Ces théories qui prônent la résignation du peuple, qui doit passivement attendre les bienfaits répandus par ses élites, sont dangereuses et rien d'autre. Je ne suis pas naïf, je sais que la
démocratie n'est pas possible dans une forme parfaite. On ne peut pas cependant sans danger, que je crois grave, s'éloigner de la démocratie au moins comme horizon. Je n'aurais pas cru possible que
l'on puisse, en Europe, revenir à un éloge de la dictature, même soft, aussi rapidement - même s'il ne m'a pas échappé que c'est ce qui se pratique.
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Sur Sloterdijk, j'avais déjà mal digéré son Théorie des aprés-guerres, je comprends maintenant mieux pourquoi.