Magazine Culture
Pauvre "Princesse de Clèves" ! Passe encore que le guignol qui joue au président de la République se moque ouvertement du chef-d'oeuvre de Madeleine de La Fayette; c'est plus bête que méchant, et tout sauf convaincant. Quand on a pour seuls horizons culturels le Fouquet's et Disneyland, on ne risque pas de mettre les rieurs de son côté. Ce qui me chiffonne davantage, c'est que ce roman fait l'objet d'une attaque autrement plus pertinente, menée avec habileté par Charles Dantzig dans la rubrique estivale "Du goudron et des plumes" de l'hebdomadaire "Marianne" daté du 15 au 21 août.
La semaine dernière, Chloé Delaume a réfuté à coups de marteau l'oeuvre littéraire de Jean-Jacques Rousseau dans la même rubrique (voir article précédent). Charles Dantzig, lui, procède plus subtilement, et fait preuve d'honnêteté intellectuelle. Il me semble, cependant, qu'il a lu la "Princesse" d'une façon quelque peu littérale, s'attachant peut-être plus à la lettre (parfois verbeuse, il est vrai) qu'à l'esprit. Lorsqu'il qualifie cet ouvrage de "médiocre exercice de préciosité, au vocabulaire mondain ridicule, signé par une romancière désespérément raisonnable", les apparences lui donnent effectivement raison, mais la critique littéraire ne consiste-t-elle pas à pénétrer l'intention de l'auteur par-delà la rhétorique dont il use ? Et si Mme de La Fayette avait joué à brouiller les pistes ?
Je me souviens de ma première lecture de ce roman. J'avais une vingtaine d'années, et je l'avais jugé ennuyeux, moralisateur à l'extrême, et peuplé d'une foultitude de personnages sans grand intérêt. Quelque temps après, un ami me parle de la "Princesse" avec enthousiasme, et m'ouvre les yeux. Je reprends alors le livre et, à mon tour, je me délecte des intrigues de la Cour, savoure la finesse avec laquelle l'auteur dépeint les relations qu'entretiennent les personnages, leurs sentiments, leurs espoirs; et je parviens mieux à comprendre les tourments de l'héroïne, sa délicatesse morale, la complexité des motifs qui l'amènent à renoncer au duc de Nemours. Lors d'une relecture plus tardive, j'ai tenté d'éclaircir le contexte historique, d'identifier les différents protagonistes, du moins en ce qui concerne les personnages réels (en consultant ce site, vous apprendrez par exemple que la duchesse du Valentinois n'est autre que la célèbre Diane de Poitiers, que la "reine dauphine" est Mary Stuart, future reine d'Écosse et que "Madame, soeur du roi" a pour nom Marguerite de Valois, alias la reine Margot).
Revenons à la critique de Dantzig, qui reproche à l'auteur son style exagérément précieux, l'abus d'hyperboles dans la description des personnages, la façon très abstraite dont elle les dépeint, au physique comme au moral, et le fait que chacun d'entre eux soit réduit à un trait de caractère, vice ou vertu, dont il exprime la quintessence. Mais le but de Mme de La Fayette était-il de dresser une galerie de portraits ? Je ne le crois pas. La "Princesse de Clèves" n'est pas un roman psychologique, ni même un roman historique à proprement parler. C'est un roman à clefs, à la fois satirique et moraliste. La cour du roi Henri II est-elle si idyllique qu'il y paraît ? C'est un panier de crabes ! Médisances, adultères, complots, trahisons... Rien n'y manque. Peut-être ne faut-il pas trop se fier aux superlatifs louangeurs dont l'auteur affuble les divers protagonistes du roman : si l'on en juge par leurs actions, très peu au final tirent leur épingle du jeu - du point de vue moral, s'entend. Quant à la première phrase, citée par Dantzig dans son article, n'est-elle pas secrètement ironique ? "La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat que dans les dernières années du règne de Henri II". Quand on lit l'histoire dans sa totalité, force nous est de reconnaître que la "magnificence" et la "galanterie" ne figurent pas au nombre des vertus cardinales chères au coeur de Madeleine de La Fayette. En dépeignant un monde superficiel et corrompu, cette dernière dénonce des comportements qui vont à l'encontre des valeurs chrétiennes, tandis que la piété et la force d'âme de la Princesse de Clèves sont exaltées au fil des pages. À travers cette critique voilée de la cour d'Henri II, la romancière visait certainement la haute société de son temps. La "Princesse de Clèves", publiée en 1678, porte la marque du jansénisme, une doctrine religieuse et philosophique austère, issue du catholicisme mais inspirée du protestantisme. L'auteur s'inscrit également dans la lignée des Précieuses, tant par les préoccupations morales (faut-il avouer à son mari qu'on en aime un autre ? doit-on se marier par amour ?) que par le style quelque peu ampoulé qu'elle adopte.
Le principal reproche que Charles Dantzig adresse à ce roman et à son auteur, est néanmoins d'ordre idéologique. La romancière est "désespérément raisonnable", et surtout très collet monté, à cheval sur les convenances sous couvert de détachement et de piété. C'est un fait; encore faut-il préciser qu'il s'agit de convenances morales et religieuses, et non sociales. Le libertinage n'est pas nécessairement plus anticonformiste que son contraire... Cela étant, on peut effectivement déplorer dans un roman l'absence d'esprit romanesque, regretter le parti-pris vertueux adopté par Mme de La Fayette et par son héroïne. Après tout, ne s'agit-il pas là d'une posture moraliste et finalement confortable ? La princesse souffre, mais elle ne prend pas de risques. Sa douleur même, ainsi que la violence de sa passion, paraissent un peu contrefaites. Dantzig a raison de souligner la froideur de l'oeuvre qu'il compare à une "partie d'échecs". De même, il montre avec justesse que le prétendu combat de la raison contre les passions n'est qu'illusoire : "Comme si le jansénisme lui-même n'était pas une passion", observe-t-il. En effet, il est stérile d'opposer le sentiment, d'une part, la froide rationalité de l'autre, dans ce qui relève d'un conflit plus complexe. Ce qui nous fait agir, au final, c'est un subtil mélange des genres.
En revanche, je suis assez perplexe au sujet du jugement littéraire de Dantzig sur la "Princesse de Clèves". Qu'il n'aime pas ce roman, qu'il lui reproche son style ampoulé et sa construction trop mécaniste, soit. Qu'il n'adhère pas à la morale extrêmement rigoriste, qui est celle de Madeleine de la Fayette, je ne le lui reprocherai pas. Mais d'en faire un livre pour midinettes, pire : le précurseur de la collection "Harlequin", c'est un peu fort de café ! Et n'y a-t-il pas un peu de mauvaise foi dans son attitude, à Dantzig ? Quand on lit un roman écrit au XVIIème siècle (l'âge classique !) par une digne représentante de la consoeurie des Précieuses, qui plus est janséniste, on sait à quoi s'attendre : ça ne sera ni "Tristan et Yseult", ni "Les Hauts de Hurlevent". Quand on va à la pizzéria, on ne se permettrait pas de gueuler parce qu'il n'y a pas de couscous au menu !