Conte du Chemin de Saint-Jacques (4)
Tout changea à la mort de l’oncle Pepe. Ce vieux célibataire, après des années passées à travailler sur toutes les routes d’Europe, était revenu finir sa vie au pays. Pablo et sa femme étaient sa seule famille. Comme il se doit entre parents, tant que le vieux avait vécu, ils avaient veillé sur lui, l’aidant à tenir son petit ménage et à cultiver les quelques dizaines de mètres carrés de jardin qui entouraient sa bicoque. L’oncle, qui n’était guère causant, les remerciait d’un mot bref ou d’un simple hochement de tête. Une seule fois, quelques mois avant sa mort, il avait appelé Pablo et, lui montrant, rangée dans un placard, une vieille boîte de gâteaux secs, il lui avait dit que le moment venu, il y trouverait sa récompense.
Quinze jours plus tard, dans le bureau du notaire, Don Ignacio, Pablo apprit que, outre la maison et le jardinet, il était devenu propriétaire de la vallée de Bansol. L’homme de loi lui révéla que l’oncle avait acquis ces terres discrètement, quelques années auparavant, dans le seul but de les léguer à un neveu dont il appréciait les bons offices. La surprise de Pablo fut à la fois totale et heureuse. Dès son retour, et sans même prendre le temps d’ôter son costume, il courut à son héritage.
Pablo connaissait bien l’endroit et il avait, plus d’une fois, regretté que le propriétaire de ces terres, situées dans la partie la plus fertile de la commune, les laisse à l’abandon. Pendant trois bonnes heures, il arpenta la vallée. La friche avait recouvert les champs. Mais sous le manteau de broussailles, d’herbes sèches et de ronces qui la dissimulait la glèbe était là, grasse et prometteuse, meilleure encore de s’être reposée depuis des années. A l’automne, il défricherait tout cela, ce ne serait pas très difficile avec les engins dont il disposait. Puis il labourerait et l’on verrait quelles merveilles de blé, de maïs ou d’orge il ferait porter à cette étendue trop longtemps stérile.
A ce moment un bruit de voix vint le tirer de ses rêves. Deux hommes marchaient en suivant une sente mal tracée au fond de la vallée. Pablo les regarda venir. La coquille traditionnelle attachée à leur sac, c’étaient deux pèlerins de Compostelle. Ils le saluèrent en passant. Il les regarda s’éloigner sans répondre,
De retour au village Pablo se précipita à la mairie. On lui confirma que le Chemin passait bien au milieu de ses nouvelles terres. Une dizaine d’années auparavant, lui dit l’alcalde, quand la junte provinciale avait voulu reconstituer l’antique itinéraire, elle s’était adressée à une commission de savants historiens. Ceux-ci, après avoir lus des piles de livres et de parchemins, avaient tracé sur une grande carte de la région un trait qui représentait le Chemin. Ensuite on avait envoyé cette carte aux communes traversées par le trait, à charge pour elles de trouver les sentiers, pistes et routes qui se rapprocheraient le plus du tracé indiqué sur la carte. «C’est pour cela qu’on l’a fait passer dans ta vallée, conclut le maire. D’abord, le trait était quasiment dessus et ensuite personne ne la cultivait.» et, comme Pablo lui faisait observer que, la vallée ayant retrouvé un maître, il serait peut-être souhaitable de réexaminer les choses, l’élu du peuple l’interrompit en déclarant que c’était tout simplement impossible puisque le Chemin était maintenant un Monument National d’utilité publique auquel on ne pouvait pas plus toucher qu’au musée du Prado ou à la cathédrale de Burgos.
Pablo rentra chez lui en envoyant aux cent mille diables l’alcalde, la junte, les historiens, le Chemin et ceux qui passaient dessus. Il lui semblait qu’en lui ôtant l’espace que foulaient les pèlerins, on l’avait dépouillé du meilleur de son héritage. Mais il ne se laisserait pas faire. Ce bout de terre c’était sa chose, son bien et il le récupérerait n’en déplaise à l’alcalde, aux savants, à la junte, et à n’importe qui d’autre.
Pourtant, cette nuit-là, il eut du mal à s’endormir. Une sourde inquiétude le travaillait. Quand il avait défoncé le chemin, il avait éprouvé une sorte de jouissance à la pensée qu’il affrontait, avec le maire et la junte, toutes ces administrations qui imposent aux paysans des règles et des contraintes absurdes élaborées dans des bureaux où ne pénètre jamais l’odeur des blés mûrissants. Mais à présent, dans le silence de la nuit, il lui semblait qu’il avait défié une puissance invisible dont la vengeance pouvait être redoutable. Finalement il sombra dans un sommeil agité dont il sortit le lendemain, le cœur lourd d’une anxiété d’autant plus oppressante qu’il n’arrivait pas à la définir.
C’était un dimanche. Pablo se lava, se rasa et, après avoir déjeuné, il décida de faire une promenade à pied pour chasser de son esprit l’inquiétude qu’y avait laissée la nuit. Dehors, le soleil brillait, annonçant une de ces splendides journées d’arrière-saison qui sont comme un écho des jours glorieux de l’été. À mesure qu’il avançait dans les chemins humides de rosée, Pablo sentait s’estomper l’impression sinistre qui pesait sur lui. Bientôt, ses frayeurs nocturnes disparurent complètement et, quand il retrouva Jaime et Leonardo assis à leur table habituelle, il était tout à fait rasséréné.
Pablo s’interrogeait sur ce mystère quand un groupe de trois jeunes filles pénétra à son tour dans le café. Elles saluèrent le pèlerin qui, accoudé au bar, avalait un sandwich qu’il arrosait d’un verre de bière et elles s’installèrent à une table. Elles aussi portaient la coquille sacramentelle et leurs chaussures étaient aussi propres que celles du premier arrivé. En outre, elles ne montraient aucun signe de fatigue ce qui était tout de même un peu étrange si l’on songeait qu’elles avaient dû, pour arriver au village, traverser des hectares de labours.
Dans l’heure qui suivit, Pablo vit encore arriver quatre autres marcheurs. Tous avaient des chaussures parfaitement nettes et aucun n’avait l’air spécialement affecté par un effort récent. Progressivement, il sentit renaître en lui, l’angoisse de la nuit. Finalement, il n’y tint plus et, sous un prétexte quelconque, il se leva et quitta le bar.
Dès qu’il en fut sorti, il se hâta en direction de la vallée de Bansol. Plus il en approchait, plus son malaise grandissait. Quand il fut à quelques mètres de l’endroit d’où l’on pouvait voir la vallée, il s’arrêta anxieux de ce qu’il allait découvrir. Mais, s’étant raisonné, il se força à avancer. Devant lui, au milieu des terres labourées, à la place exacte où il se trouvait avant que la charrue ne le défonce, le chemin déroulait ses méandres entre deux minces liserés d’herbe.
Cloué sur place par la surprise, Pablo regardait sans comprendre. Un pèlerin passa devant lui, le saluant d’un signe de tête. Il ne répondit pas. Il tentait de trouver à ce phénomène une explication rationnelle. Il finit par se dire que, peut-être, la veille, quand il avait labouré l’endroit, il avait sans le vouloir laissé ces deux lignes d’herbe. Ce matin, elles avaient servi de guide aux marcheurs dont les pas avaient tassé le sol… Demain il reviendrait, il ferait son travail plus soigneusement et tout rentrerait dans l’ordre.
Le lendemain, dès l’aube, il était là. En trois allers-retours, il effaça le chemin du paysage. Puis, pour mieux assurer son oeuvre, il planta, en bordure de son champ, une pancarte interdisant à quiconque de traverser sa propriété. Le jour suivant, quand il revint pour s’assurer que tout était normal, le chemin était de nouveau là, avec son herbe, ses pierres et sa poussière. Quant à l’écriteau, il s’était évanoui..
Le lendemain, la seconde pancarte s’était envolée et le chemin avait réapparu. La fureur de Pablo ne connut plus de bornes. Il se jura de découvrir qui se moquait ainsi de lui et de lui faire payer cher une plaisanterie qui n’avait que trop duré. De nouveau il laboura la piste et, le soir, il se posta, au bord de la vallée. Ayant dissimulé son tracteur sous une bâche, derrière un tas de gros rouleaux de paille, il s’installa dans la cabine. Grâce à un espace, ménagé dans le plastique, rien de ce qui se passait dans ses champs ne pouvait lui échapper.
Il arriva au bord du champ et s’engagea sans hésiter entre les sillons. Pablo, médusé, regardait. A mesure que l’homme avançait, le chemin se reformait derrière lui, identique à ce qu’il avait toujours été. Une colère furieuse s’empara de Pablo. Puisque celui qui volait sa terre était à sa merci, il allait lui donner une leçon qu’il n’oublierait pas et lui faire regretter ses tours de passe-passe. Moteur rugissant, phares allumés, le tracteur jaillit hors de sa cachette. Dans sa cabine, le pied écrasant l’accélérateur Pablo hurlait des insultes à l’adresse de l’inconnu. Celui-ci s’était arrêté. Il regardait l’engin foncer vers lui sans émotion apparente. «Bientôt, tu feras moins le malin !» pensa Pablo et il s’engagea dans le chemin.
Pourtant, autour de lui, tout gardait la rassurante stabilité de la terre ferme. L’homme était maintenant à moins d’un mètre du tracteur. Il regardait toujours Pablo avec un léger sourire dont on n’aurait su dire s’il était ironique ou compatissant. Incapable de faire le moindre geste, Pablo restait cramponné à son volant. Le tracteur finit par s’immobiliser. Pablo, esquissa un geste pour sortir de sa cabine. Aussitôt l’engin tangua fortement et Pablo se rendit compte avec terreur qu’il était en train de s’enfoncer doucement mais régulièrement dans la terre du chemin. Déjà, le sol n’était plus qu’à une trentaine de centimètres de la cabine et le mouvement s’accélérait.
Pablo essaya de pousser sa portière. Elle refusa de s’ouvrir.Il s’acharna pesant de toutes ses forces sur la vitre et la poignée sans autre résultat que d’accélérer ce qui ressemblait de plus en plus à un naufrage. Bientôt le tracteur se trouva à moitié englouti par la terre. Alors, Pablo perdit la tête. Tour à tour il hurlait menaçant l’inconnu, puis il le suppliait en pleurant de l’arracher à la force mauvaise qui l’attirait dans les profondeurs. L’homme le regardait sans un mot, avec toujours aux lèvres, son indéfinissable sourire. Le sol arrivait maintenant au niveau des épaules de Pablo. Bientôt il le recouvrirait et il disparaîtrait pour l’éternité.Il cessa de crier et même de gémir. Tassé sur lui même, pitoyable et tremblant il attendait la mort.
L’homme posa l’extrémité de son bâton sur le montant d’acier qui soutenait le toit de la cabine. Le tracteur cessa aussitôt de s’enfoncer. Puis, sans effort apparent, comme un pêcheur à la ligne tire de l’eau un goujon ou une ablette, il releva son bâton et il arracha la machine à la terre. Quand le tracteur s’immobilisa, Pablo hésita un instant avant de descendre. Mais, l’homme lui ayant fait signe, il poussa sa portière qui s’ouvrit sans effort et il descendit sur le chemin.
« -Tu sais, dit l’homme, la terre n’est pas faite seulement pour porter les moissons. Elle est faite aussi pour porter les hommes c’est pourquoi il faut toujours laisser leur part aux chemins surtout à celui-là». Il laissa passer un moment, puis il reprit. «Je sais que tu m’as compris. Au revoir et sans rancune !» Puis il ajouta le vieux salut des jacquets : « Nous nous verrons sur le chemin !» Là dessus, il tourna les talons et il partit en direction de l’Ouest.
Le lendemain, en se réveillant, Pablo se demanda s’il n’avait pas fait un cauchemar. Mais, quand il eut découvert, sur le montant de la cabine de son tracteur, le dessin d’une coquille Saint-Jacques, profondément gravé à l’endroit précis où l’inconnu avait posé son bâton, il comprit que, quand Dieu ou les saints s’en mêlent, la réalité peut être beaucoup plus fantastique qu’un rêve. Par acquit de conscience, il retourna à la vallée. Au milieu des champs labourés, le chemin était là, toujours le même. Il rentra chez lui et il raconta toute l’histoire à sa femme qui fut tout de suite d’accord avec la décision qu’il avait prise.
Quelques jours plus tard, le bâton en main et le sac au dos il partait pour Saint-Jacques de Compostelle. Aux pèlerins qui lui demandaient les raisons de son voyage, il répondait qu’il devait rencontrer quelqu’un sur le chemin.
Trois semaines plus tard, il arriva aux portes de Compostelle. Les refuges étant pleins, il s’installa pour dormir sur le banc d’ un parc de la ville. Au milieu de la nuit, un bruit de pas le réveilla en sursaut. Quelqu’un s’approchait que Pablo reconnut aussitôt à la forme de son bourdon. L’homme était tout proche maintenant. Pablo voulut parler mais, sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, l’autre le bénit du signe sacré de la croix. Après quoi il s’éloigna et, en le voyant disparaître dans l’ombre, Pablo sut qu’il était pardonné.
L’année qui suivit, au bord du chemin traversant les champs de la vallée de Bansol, les pèlerins découvrirent un nouveau refuge. C’était une construction solide et trapue en pisé rouge. Chaque soir l’hospitalero y passait pour sceller les credencials (*) et s’assurer que tout allait bien. C’était un paysan qui venait là, après son travail. Il avait une curieuse habitude : il arrivait en tracteur mais au lieu de venir jusqu’au refuge avec son engin, il l’abandonnait sur le rebord du plateau, juste avant que le sentier ne plonge dans la vallée et il terminait le chemin à pied.
Souvent il restait un moment pour discuter avec ses hôtes d’un soir. Parfois, il s’en trouvait un à bout de forces et d’espérance. Celui là, il en prenait un soin tout particulier et quand il le quittait après lui avoir redonné confiance et courage, il ne manquait jamais d’ajouter : «Tu sais, tu Le rencontreras. Sur le Chemin on finit toujours par Le rencontrer.»
Chambolle
(*) Le credencial est le passeport des pèlerins qui, au moins une fois par étape (en général quand ils arrivent au gîte où ils passent la nuit) le font tamponner (sellar en Espagnol). En Espagne, il est indispensable de le posséder pour avoir accès aux Albergues de peregrinos. A l’arrivée à Santiago on doit le présenter pour obtenir la Compostellane. Son utilité véritable est d’enclencher des mois, ou des années plus tard, la machine à souvenir.