Cet article n’a pas de titre

Publié le 16 août 2009 par Galaxiedesparadoxes@orange.fr

Comme un auteur de romans policiers imaginerait un crime gratuit, c’est une machine à « usage gratuit » que Shannon voulut un jour élaborer. Et il conçut ainsi « la main verte ».

  

Suivre ces liens * ou cliquer directement sur les images pour lancer les video sur YouTube (à noter que celle de la "leave me alone box" a déjà été visionnée par près de 800 000 personnes !)

*http://www.youtube.com/watch?v=RMGJB410Ccs&NR=1

*http://www.youtube.com/watch?v=YhrGyvPH6×4&feature=related

Fruit des réflexions d’un des plus brillants esprits du XXème siècle, cette main verte est une curieuse petite boîte noire que l’utilisateur humain met en marche en appuyant, comme sur tout appareil électromécanique qui se respecte, sur un bouton « on ». Rien que de très naturel, jusque là. Mais les choses prennent ensuite une tournure surprenante, car cette mise sous tension de l’objet induit alors un mécanisme qui détend une sorte de main verte (telle celle d’un petit robot de science-fiction) laquelle s’en va aussitôt, elle… appuyer sur le bouton « off ». Ce qui arrête alors le fonctionnement de l’appareil… qui fonctionne ainsi pour ne pas fonctionner ! Bref, la montagne (le brillant cerveau de C. Shannon) aurait-elle, cette fois, accouché d’une souris… verte, ce jouet qui ne s’allume que pour s’éteindre ? [1]

 

Ingénieur et mathématicien, l’américain Claude Shannon édifia, à la fin des années 1940, la théorie de l’information.

Les médecins n’en croiront rien et ils apprécieront l’intérêt du gadget, car ils auront bien sûr reconnu, dans cet étrange jouet, la modélisation d’un arc réflexe sous une forme concrète et ludique ! Qu’est-ce qu’un réflexe d’évitement, en effet ? Un dispositif neurophysiologique ayant, idéalement, l’ambition de ne pas servir (ou, du moins, le plus rarement possible), tel le cendrier tousseur ! Car l’enfant apprend vite que telle plaque de cuisinière peut brûler et il évitera soigneusement, à l’avenir, de réitérer une expérience cuisante, tel le chat échaudé du proverbe. Le réflexe de retrait est donc un système programmé in vivo avec l’objectif d’avoir l’usage le plus sporadique possible. Comme la « main verte » de Shannon, l’arc réflexe ne s’ébranle, au fond, que pour mieux supprimer les conditions déclenchantes (les afférences nociceptives) qui lui ont donné naissance : le réflexe, pour ainsi dire, sert à tuer le réflexe. Ce qui confère à ce mécanisme protecteur une brièveté de fonctionnement compatible avec la nécessité de soustraire d’urgence le sujet à un stimulus douloureux ou dangereux : clignement palpébral devant une lumière aveuglante, retrait de la main risquant de se brûler, etc.

Et autres gadgets
Le cendrier tousseur et la main verte ne sont que des gadgets, direz-vous ! Mais voyez-vous autre chose, un super gadget ruineux et dangereux, qui fonctionne sur ce même principe du « ça sert quand ça ne sert pas » ? Gagné ! C’est en effet la dissuasion nucléaire. Caricaturée dans le film célèbre, Docteur Folamour, elle consiste en effet à démontrer aux « autres » qu’ils n’ont pas intérêt, eux non plus, à s’en servir ! Si la bombe atomique venait vraiment à (re)servir (armes dites stratégiques), tout serait réglé : il n’y aurait plus de combat, faute de combattants, donc plus rien à régler. Et c’est paradoxalement en ne servant pas que ces armes apocalyptiques sont censées servir, au contraire ! Et moins elles servent (plus elles rouillent tranquillement dans leurs silos) et plus elles servent (plus on échappe à la conflagration dernière). Le jeu géopolitique est d’ailleurs raffiné : non seulement on doit empêcher « l’autre camp » de s’en servir, mais il faut qu’il puisse continuer à nous empêcher, lui-même, de nous en servir. C’est ce qu’on appelle « l’équilibre de la terreur ». Mais un cendrier tousseur aurait le même effet, avec ou sans plutonium dans la fumée de tabac, puisqu’on a détecté des traces de plutonium [et de polonium] [2] jusque dans les cigarettes !…

   Explosion nucléaire (cliquer pour ouvrir le lien Dailymotion)

Dr Folamour : l’équilibre de la terreur vu par Stanley Kubrick en 1964 (illustration tirée du site : http://www.dvd-collector.com)

Virginité et connaissance
Impossible de conclure cette incursion au Wonderland des paradoxes, sans rapporter une histoire digne d’Alice au Pays des Merveilles, nouvelle version d’un « paradoxe de la prédiction » remontant aux Grecs. Alice est entre les mains d’un satyre qui lui dit : « Vais-je te violer ? Je te laisserai partir intacte seulement si tu me dis la vérité ! » Alice échappa aux griffes du satyre en lui répondant : « Ciel ! Tu vas me violer ! » Le philosophe Karl Popper a donné la version suivante de ce paradoxe (analogue à celui de Cervantès) qui est rapporté par Paul Watzlawick dans La Réalité de la réalité :

« Voulez-vous être assez gentil, écrivit un jour Popper à un collègue, pour me retourner cette carte sans oublier d’écrire ‘‘oui’’ ou toute autre mention de votre choix dans le rectangle vide placé à gauche de ma signature, si et seulement si vous vous sentez en mesure de prévoir que je le trouverai encore vide à mon retour. »
▄ Karl Popper

 

Karl Popper et la double contrainte : "Annotez cette carte où rien ne doit être écrit !"

C’est la même histoire que l’astrologue qui affirme : « Je vous prédis que mes prévisions seront fausses ! » Pour suggérer l’irréversibilité du temps (qui interdit les paradoxes comme celui de Barjavel), Héraclite disait : « On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve ni toucher deux fois une substance périssable dans le même état ». Et, depuis la métaphore biblique sur le fruit défendu, on sait que virginité et connaissance sont incompatibles. Voulez-vous, par exemple, connaître la couleur d’une pellicule non impressionnée ? Il vous faudrait observer cette pellicule, donc l’éclairer et, dès lors, elle ne serait plus vierge ! Ce paradoxe présente une analogie certaine avec le phénomène des sondages d’opinion qui risquent d’influencer l’issue d’un scrutin serré quand on divulgue les données de sondages trop rapprochés d’une échéance électorale. Il peut y avoir alors rétroaction (positive ou négative) des résultats du sondage sur les intentions de vote ainsi sondées !

 

Quelle est la couleur d’une pellicule vierge ?

Plus généralement, l’intrusion d’un instrument de mesure ou d’observation quelconque (la « boîte noire » des cybernéticiens) peut modifier les paramètres à mesurer eux-mêmes, en réagissant plus ou moins sur l’objet à étudier. Toute investigation (un examen complémentaire en médecine, par exemple) peut altérer le domaine observé et il est ainsi impossible d’avoir une connaissance totale, parfaite, de ce domaine ! La vérité platonicienne idéale, comme la virginité, ne peut s’approcher rigoureusement, car la connaître c’est déjà l’altérer ! Et les premiers médecins à avoir pratiqué la radiologie ont douloureusement expérimenté, ainsi que leurs patients, ce paradoxe de la « connaissance défendue » : plus ils examinaient aux rayons X (dont ils méconnaissaient les effets biologiques nocifs), plus ils altéraient l’organisme radiographié (les doses et les temps de pose de l’époque feraient frémir un spécialiste en « imagerie médicale » contemporaine !). En cherchant à mieux soigner, ils détraquaient davantage ! Et, surtout, ils s’altéraient eux-mêmes, ils prenaient eux-mêmes des rayons à leur insu : l’observation (radiologique, ici) modifiait la personne observée et son observateur, trop curieux !…

Notre voyage s’achève et, pour vous détendre des paradoxes, vous allez sans doute faire du sport ? Lecteur dynamique, vous jouerez peut-être au rugby ? Il a ses règles, bien sûr… nées en 1823 d’une infraction à d’autres règles, celle du football ! Et si vous préférez écouter la radio, évitez cette station qui annonça un jour : « en raison de fortes perturbations dans l’ionosphère, toutes les émissions radioélectriques se trouvent provisoirement interrompues dans notre pays ! » Vous pouvez toujours adhérer à l’ASAP, créée par l’humoriste Jacques Fabbri. Un détail : c’est l’Association pour la Suppression des Abréviations Prétentieuses. Bien entendu, cet article n’a pas de dernière phrase !…

Jacques Fabbri (photo site http://www.cinema-francais.fr) avait fondé l’ASAP, Association pour la Suppression des Abréviations Prétentieuses !

Post-scriptum (2009) :

[1] On peut lire sur un site que la paternité du gadget paradoxal « ON-OFF » est partagée en fait entre Claude Shannon et Marvin Minsky. Un internaute américain raconte que ce type de jouet était connu, à l’époque de la présidence d’Eisenhower, sous le nom de « boîte à ne rien faire », (do-nothing box), peut-être « par allusion à l’administration donnant l’apparence de l’action mais où rien ne se passe en réalité ! » Sur YouTube où des rééditions du gadget de Shannon sont présentées (sous les noms explicites de « machine ultime » (ultimate machine) et « boîte à laisser tranquille » (leave-me-alone box), un autre internaute commente ainsi le principe de ce gadget : « I’m suprised that this thing doesn’t rule the earth » (je suis étonné que ce truc ne régisse pas la planète). Cet internaute ne croit pas si bien dire : la dissuasion nucléaire, telle ce « gadget ultime », dirige le monde ! Et sur ce site  [http://www.kugelbahn.ch/sesam_e.htm] figure la version (apparemment) originale de ce gadget « le plus merveilleux » de Shannon, « the most beautiful machine » (lien possible en cliquant sur l’image) : 

 Ce commutateur paradoxal entretient un rapport intéressant avec une autre poutre-maîtresse de la Maison Paradoxe, le déplacement rétro-temporel, formalisé notamment par le paradoxe du Voyageur imprudent de Barjavel où le statut indécidable du Voyageur du Temps oscille en permanence entre l’existence (ON) et l’inexistence (OFF), chaque état renvoyant instantanément à l’état opposé. Rappelons que le héros de Barjavel tue son aïeul avant que celui-ci n’ait pu engendrer la lignée devant aboutir à ce Voyageur du Temps. Mais dans ce cas, il n’existe plus, donc il ne peut pas aller dans le passé pour tuer son ancêtre, donc il existe et peut le faire, donc il n’existe pas, etc. (en une oscillation infinie). Comme dans l’alternance indécidable sur la valeur de vérité du propos d’Epiménide (le message « Je mens »), la nature existentielle du mobile à célérité infinie (un hypothétique mobile rétro-temporel ou tachyon) serait tierce, indécidable (ni OUI ni NON). Imaginons un gadget ON-OFF de Minsky-Shannon couplé à son symétrique OFF-ON, et avec des temps de commutation d’un état à l’autre (ouvert / fermé et fermé /ouvert) tendant vers zéro : cet oscillateur de fréquence infinie serait conceptuellement équivalent à un mobile rétro-temporel.

Autres analogies du commutateur de Shannon :

– Un système vecteur de supertâche, connu sous le nom de « lampe de Thomson » (pour un cycle de fonctionnement tendant vers une période nulle). 

– Le comportement de la fonction sinus 1/x quand x tend vers zéro. [http://serge.mehl.free.fr/anx/special_sin.html]

– L’impulsion de Dirac représentant un signal de durée théoriquement nulle et de puissance infinie [http://www.cyber.uhp-nancy.fr/demos/GTRT-001/cha_1/cha_1_3_6.html]

[2] La présence de traces de radio-activité dans les cigarettes fait l’objet d’une controverse ancienne et récurrente : les retombées liées aux essais aériens pratiqués pendant des décennies (et la radio-activité naturelle) se retrouveraient partout, en particulier dans les aliments et le tabac. Voir par exemple ce blog : http://www.les-vegetaliseurs.com/article-41090-dunucleairedanslesengraisdecigarette.html.

Alain Cohen