Bonjour et bienvenue pour cette partie d’échecs entre d’un côté un groupe de critiques de films emballés par le premier film de Caroline Bottaro, Joueuse, et de l’autre, Monsieur Boustoune qui, lui, n’a pas été franchement conquis…
Les critiques, qui ont l’avantage d’être des professionnels et de voir les films avant tout le monde, ont l’honneur de jouer les premiers et prennent donc les blancs. Ils avancent un premier pion de manière autoritaire : « Joueuse est tiré d’un roman à succès de Bertina Heinrichs (1) et repose donc sur une base solide… »
Réplique des noirs : « Un bon bouquin ne donne pas forcément un bon film. La preuve récemment avec le soporifique Soie… »
Second pion blanc : « Oui mais là, c’est la brillante scénariste/adaptatrice des films de Jean-Pierre Améris qui s’y colle, et elle a très bien transposé l’intrigue en France, en respectant les particularités de l’œuvre originale… Caroline Bottaro a su préserver ce qui faisait le charme de l’histoire : l’émancipation d’une quadragénaire par la découverte des échecs. Elle montre comment Hélène, cette simple femme de ménage, prisonnière d’une vie trop bien rangée, prend peu à peu conscience de ses capacités et se rend compte qu’elle peut être l’égale de personnes qu’elle considérait comme supérieures – hommes et personnes venant de classes sociales plus élevées… Bref la belle Hélène s’aperçoit qu’elle en a marre d’être prise pour une poire…»
Contre-attaque poire… euh, noire, pardon… : « Je n’ai pas lu le roman dont est tiré le film, mais je veux bien croire que l’adaptation lui est fidèle. Le problème, c’est que pour vraiment réussir la transposition d’un roman à l’écran, il faut réussir à transformer la syntaxe particulière, le style littéraire d’un auteur en une grammaire cinématographique efficace et excitante. Et ici, le style de Caroline Bottaro est hélas assez plat… »
Timide réplique des critiques : « euh, oui… Mais c’est un premier film. Alors il ne faut pas s’attendre à une mise en scène parfaitement maîtrisée non plus. La réalisatrice s’en tire bien, quand même… »
Les noirs poursuivent l’offensive, enfoncent le clou : « Mauvaise excuse ! Il y a plein de premiers films brillants et inspirés… C’est loin d’être le cas ici. Attention, je ne dis pas que la réalisation est vraiment mauvaise, juste qu’elle est bien trop sage en regard du sujet, qui traite de passion et de la folie du jeu…»
Les blancs se ressaisissent et jouent justement leur fou : « Oui, ben accroche-toi au pinceau de ton style de mise en scène, j’enlève l’échelle des thèmes abordés… (on ne comprend pas tout, mais c’est normal, c’est le fou qui s’exprime…). Pas besoin d’effets de manche pour restituer la passion du personnage d’Hélène. L’histoire se suffit à elle-même. Elle montre comment son amour du jeu tourne à l’obsession et lui rend la vie impossible, entre des proches ne comprenant pas cette nouvelle lubie, un employeur qui déplore son manque de disponibilité et d’attention au travail, et des habitants qui commencent à jaser sur la nature exacte de sa relation avec celui qui est devenu son professeur d’échecs, un intellectuel américain installé ici depuis la mort de sa femme… »
Mais chez les noirs, la tour prend garde… La forteresse noire (2) réplique que « c’est bien joli tout ça, mais ça n’a rien de novateur. Ca a déjà été montré, en mieux, dans des œuvres comme Les joueurs d’échecs de Satyajit Ray, même si ce n’est pas le sujet essentiel du film, ou comme L’échiquier de la passion réalisé par Wolfgang Petersen à l’époque où il réalisait de vrais films d’auteur et pas des blockbusters américains désincarnés… Là, on voyait mieux l’addiction provoquée par le jeu et les dégâts qu’elle occasionne. Un internement en hôpital psychiatrique, c’est quand même une conséquence plus forte que Madame qui oublie de faire la popote pour Monsieur et les deux gamins… D’ailleurs, ton fou, je le prends, et je l’expédie illico à l’asile… »
Le cavalier blanc arrive à la rescousse, comme toujours. Ben oui, on l’appelle le chevalier blanc, il vient et il vole au secours d’innocents… euh… : « Oh ! C’est pas juste une histoire de folie et de passion du jeu. C’est surtout une histoire de liberté ! La sainte Hélène, qui est restée immobile depuis des années, coincée sur cette île coupée du continent – ça se passe en Corse – paralysée par un métier sans possibilité d’évolution, par une vie de famille sans flamme, devient fascinée par les déplacements des différentes pièces du jeu, surtout ceux de la reine, pièce-maîtresse possédant la plus grande liberté de mouvement… Joueuse est donc un grand film féministe qui n’aurait pas déparé dans la sélection du festival de films de femmes de Créteil (3).
C’est aussi un film social dans la mesure où le jeu d’échecs n’a rien à voir avec la culture ou l’éducation et met tout le monde sur un pied d’égalité. C’est juste une affaire de logique, d’audace, de prise de risques calculée. Des qualités dont ne sont pas dépourvues les personnes issues des classes populaires…
Et, à côté de cela, il y a le rapport quasi-érotique que l’héroïne entretient avec le jeu. C’est parce que, à son hôtel, elle a vu jouer ce couple de clients américains, beaux, intelligents, sensuels et complices, qu’Hélène a commencé à s’intéresser aux échecs. Si elle a offert un échiquier à son mari, c’est avec le secret espoir que l’objet déclencherait chez lui la même fougue amoureuse que celle qui animait le bel étalon à l’hôtel – et en tant que cavalier, je suis connaisseur... L’aspect sensuel de l’œuvre est particulièrement bien rendu. On ressent le trouble de l’héroïne et la force de son désir. Et aussi sa frustration face à son veau de mari, incapable d’éprouver encore un tant soit peu de passion pour elle, ou, pour en revenir au volet social, trop fatigué et empêtré dans les problèmes financiers pour penser à la bagatelle… Et toc ! Une tour de prise et retour à l’écurie…»
Ouh ! Les blancs marquent des points. Le roi Boustoune vacille sur son trône. Noirs c’est noir, il n’y a plus d’espoir ?
Son fou s’impatiente. « Ouais ben il va se calmer, le cheval blanc d’Henri IV ! (lui aussi, il cause bizarrement, vu que c’est un fou…) ». Mais Boustoune garde la tête sur les épaules et laisse passer l’orage, faisant quelques concessions : « D’accord, le film développe de nombreux points très intéressants et manie les symboles avec aisance. Mais trop, justement. Ils deviennent vite trop appuyés et même lourdingues. Pour faire comprendre que le personnage devient accro aux échecs, on le montre en train de jouer avec de la mie de pain sur une nappe à carreaux au restaurant, puis se déplacer sur les dalles noires et blanches de la terrasse de l’hôtel. Ca devient vite trop facile, fatiguant et un brin ridicule… »
La dame blanche commence à se mouvoir : « Elle est belle, ma reine ! Sandrine Bonnaire trouve ici son plus beau rôle depuis La cérémonie de Chabrol ! Quelle subtilité dans le jeu ! Quel naturel confondant ! Quelle sensualité ! Ah, là, on fait moins le malin, face à un tel alliage de talent et de grâce ! »
« Pff ! » fait Boustoune. Il lance son propre cavalier qui surgit hors de la nuit et court vers l’aventure au galop… : « Ah ouais ? Et L’équipier, c’est du poulet ? Et Mademoiselle ? Et l’empreinte de l’ange ? Oui, elle n’est pas mauvaise actrice, la Bonnaire, mais ici, malheureusement, son jeu est bien trop appuyé, trop forcé pour convaincre pleinement. Le reproche s’adresse d’ailleurs à l’ensemble de la distribution… »
« Rhôôô, l’autre, n’importe quoi ! », répliquent les blancs. « Tu critiques les acteurs alors qu’il y a même Kevin Kline en vedette américaine. Ca c’est la classe, coco ! Alors, tu te les gardes, tes arguments débiles… »
« Ne me traite pas de débile ! Ton Kevin Kline, il était cent fois meilleur chez Lawrence Kasdan, Alan Pakula, Ang Lee ou Charles Crichton que dans ce rôle caricatural de vieux misanthrope ! A sa décharge, c’est la première fois qu’il tourne dans une langue étrangère.
Une excuse que n’a pas Francis Renaud, ici d’une inhabituelle médiocrité… Il en fait des tonnes dans le registre de la « beauferie » satisfaite, et fait de son personnage une pathétique caricature.
Mais tous les rôles sont aussi grossièrement dessinés. Chacun reste cantonné à sa fonction dans le film, comme les pièces sur l’échiquier. Ils manquent tous cruellement de complexité, de subtilité. Quel gâchis !
Seule la lumineuse Jennifer Beals apporte une touche de grâce à l’ensemble. Seul problème, elle n’apparaît que deux ou trois minutes dans le film. Sur 1h40 de film, ça fait peu… A la voir si troublante de beauté, on comprend l’émoi érotique ressenti par le personnage.
Il aurait été intéressant de creuser cet aspect de l’histoire, d’insister sur l’aspect sensuel du jeu, sur le mélange de complicité et de rapport de force qui unit les deux adversaires. Comme celui qui caractérise le lien entre Hélène et son professeur. De la conquête des pièces de l’adversaire à la conquête amoureuse, il n’y a qu’un pas…
… que le film ne franchit pas !
Au lieu de ça, le film bifurque vers des voies narratives bien moins excitantes et se clôt, tel un mauvais film « sportif », par un duel final d’une grande ringardise, au suspense de pacotille. Oooh ! L’adversaire – un bourge macho qui prend son adversaire de haut - est en retard ! L’héroïne va-t-elle se laisser déconcentrer par ce subterfuge grossier ? Ou va-t-elle prendre le dessus grâce aux conseils télépathiques prodigués par son maître Yoda de prof ? Waouh ! Quel final, mes amis ! Ca c’est du climax ! Plus intense que la finale de bras de fer de Over the top ! Plus excitant que les combats de boxe d’anthologie de l’histoire du cinéma ! Le petit roque plus fort que le grand Rocky ! Sous le vestiaire, j’taligne !»
Echec, donc… Et mate le film si tu veux, ô lecteur, pour te forger ta propre opinion. Mais tu risques fort d’être déçu par cette Joueuse assez peu spectaculaire et au symbolisme lourdingue…
Note :
(1) : « La joueuse d’échecs » de Bertina Heinrichs – ed. Le livre de poche
(2) : petit hommage à mon ami Benoît Thévenin et à sa belle analyse des œuvres de Michael Mann sur son site, ici
(3) : et petit salut à mes copines du FIFF de Créteil…