Jean-Jacques Rousseau est-il un "pignouf" ?

Par Schlabaya
Qu'on me pardonne ce titre provocateur, inspiré d'un article de Chloé Delaume paru dans le "Marianne" du 8 au 14 août sous la rubrique "Du goudron et des plumes" (rubrique estivale un brin démago). L'autofictionneuse gothique y fustige le célèbre homme de lettres des Lumières, et n'hésite pas à intituler sa tribune : "Jean-Jacques Rousseau, vous resterez un pignouf !" Après Nicolas Sarkozy vouant la "Princesse de Clèves" aux gémonies, voilà qu'une prétentieuse plumitive se permet de conspuer l'auteur des "Confessions", du "Contrat Social" et de "L'Emile"...
"Cher Jean-Jacques Rousseau," - ainsi commence-t-elle son épître - "Vous êtes extrêmement mort (sic) et pourtant votre oeuvre littéraire refuse obstinément de se dissoudre dans l'oubli. Vous vous en réjouissez. Moi pas." Chloé Delaume ne s'en réjouit pas, quel désaveu ! Jean-Jacques doit s'en retourner de dépit dans sa tombe...
Pourtant, l'ineffable écrivaine lui concède un talent, et non des moindres : c'est un grand philosophe, elle n'en disconvient pas. Me voilà soulagée, je n'ai pas étudié pour rien le "Contrat Social" sur les bancs de la faculté... Plus sérieusement, il me semble qu'il y a un contresens à séparer ainsi les diverses facettes de l'oeuvre de Rousseau. Ses écrits philosophiques, remarquablement bien écrits, ont une touche très personnelle; ses romans illustrent ses théories sur l'éducation, la société, le couple; son autobiographie, de par son parti-pris de tout dire, et de tout analyser, renouvelle bien sûr le genre, mais préfigure aussi la psychanalyse. L'homme privé, l'essayiste et l'écrivain ne font qu'un dans son oeuvre.
L'écriavine trashy, avant de reprendre son réquisitoire contre Jean-Jacques (qui n'en demandait pas tant...) persifle au passage la bien-pensance ambiante (réelle ou supposée telle !) : "nous sommes à une époque où il n'est pas bon d'écorcher le patrimoine". Bien entendu, en brocardant un grand nom de la littérature, Chloé Delaume s'attend à une levée de boucliers. Rien de plus facile pour elle que de s'en défendre à l'avance en taxant ses éventuels adversaires de conformisme. De la sorte, elle s'affirme comme une libre-penseuse et prend le lecteur à partie : lui aussi est un franc-tireur. De quel bord qu'on soit, le bien-pensant (suivant les cas : béotien, béni-oui-oui,  bobo...) c'est forcément l'autre. Le procédé est lassant.
Personne n'interdit à cette péronnelle de se payer la tête de Rousseau si cela l'amuse. Elle ne risque pas la prison - seulement le ridicule. Ce n'est un problème de droit, juste une question de légitimité, de bon sens... et d'humilité. Qui est donc Chloé Delaume pour traiter Jean-Jacques Rousseau de "pignouf" ? Quand Voltaire se moque de Leibniz en caricaturant son système dans ce conte philosophique désopilant qu'est "Candide", c'est de bonne guerre. Mais n'est pas Voltaire qui veut ! Si vous ne connaissez pas Chloé Delaume, je vous suggère de visiter son site pour mieux la connaître et vous faire une idée aussi bien du personnage que de ses écrits, puisque des extraits de ses oeuvres sont proposés à la lecture (je pense en parler dans un prochain article).
Elle dénie donc tout intérêt aux écrits littéraires de Rousseau.
Elle commence par récuser en bloc "Les Confessions", qu'elle assimile à des "séances d'autoabsolution", ce qui est pour le moins réducteur, et dont elle nie l'importance d'une façon assez curieuse. "Vos Confessions ont toujours le vent en poupe. Certains y voient même les prémices d'un genre extrêmement vivace actuellement, appelé autofiction. Que l'on puisse faire l'assimilation entre la quête du Moi et vos séances d'autoabsolution me lève fréquemment le coeur." L'autofiction n'est qu'un genre bâtard de l'autobiographie, pataugeant entre narcissisme, exhibitionnisme et complaisance pour le sordide. Je ne suis pas sûre que Rousseau serait fier d'une telle paternité ! Le propos autobiographique, à l'oeuvre dans les "Confessions", ne vise pas à exalter la quête du Moi. Il ne s'agit pas non plus d'une étude de caractère comme on pouvait l'entendre à l'époque classique. À travers son récit, Rousseau tente nous en dire plus long sur nous-mêmes, de dépeindre en quelque sorte la nature humaine, en n'omettant pas les aspects plus souterrains et plus décriés. Aujourd'hui, de nombreux écrivains s'engouffrent dans cette brèche, mais leurs enjeux ne sont pas nécessairement les mêmes.
Après avoir expédié les "Confessions" sans coup férir, Chloé Delaume  poursuit sa diatribe acharnée contre Rousseau, qu'elle accuse carrément d'avoir inventé le marketing littéraire ! C'est vraiment l'hôpital se gaussant de la charité (allez donc faire un tour sur son site .et vous verrez qu'elle a tout compris sur la façon de faire parler d'elle...) Elle s'appuie pour étayer ses dires sur la seule lecture de la "Nouvelle Héloïse", ce qui est un peu léger  : dommage, en effet de faire l'impasse sur "Émile, ou de l'éducation", et sur sa suite, "Émile et Sophie". N'ayant pas lu la "Nouvelle Héloïse", je ne peux que contester la façon dont notre polémiste de salon s'y prend pour l'attaquer.
D'abord, elle retourne habilement le succès incroyable, et totalement inédit à l'époque, de l'ouvrage, contre ce dernier : "Best-seller, ça ne veut rien dire, si ce n'est que le livre répond à une attente, l'offre, la demande, le public. Un roman qui a su répondre à l'attente du public. (...) Si La Nouvelle Héloïse a marqué l'histoire de la littérature, c'est d'abord pour des raisons commerciales." Chloé Delaume, qui a publié plusieurs romans, est bien ancrée dans le milieu littéraire, et séjourne actuellement à la Villa Médicis, n'imagine pas qu'un succès puisse être mérité : voilà qui en dit long ! Mais comment comparer le milieu éditorial de l'époque avec les conditions actuelles ? Rousseau disposait-il d'un service de presse, d'un site internet, d'un réseau de distribution ? Était-il invité à la télévision, se déplaçait-il dans les salons littéraires pour faire la promotion de son roman?  Évidemment non ! De nos jours, on peut effectivement "fabriquer" des best-sellers en focalisant l'attention du public par divers moyens sur tel ou tel ouvrage "incontournable" (quoique le phénomène ait maintenant tendance à s'enrayer). Toute cette machinerie n'existait pas du temps de Rousseau, et le terme de "best-seller"  n'a aucun sens si on se réfère à une époque où la majorité des gens ne lisaient pas. Seul un public cultivé, et relativement exigeant, avait accès aux oeuvres écrites : des gens aisés, qui fréquentaient le théâtre et l'opéra, tenaient éventuellement des salons où les gens d'esprit étaient invités à débattre de sujets politiques, philosophiques ou littéraires.
D'autre part, on peut raisonnablement penser qu'un roman qui est passé à la postérité possède des qualités, puisqu'il continue à intéresser les lecteurs après deux siècles et demi. Le succès commercial est éphémère, puisqu'il tient à une mise en scène et à une conformité à une certaine attente, liée à l'esprit du temps. Quant à dire que Rousseau
n'a fait que proposer un produit en réponse à l'attente dudit public, cela relève du procès d'intention le plus fantaisiste. En tant que penseur de son temps, il s'est  intéressé aux questions débattues par ses contemporains, s'inscrivant dans le courant de pensée des Lumières, tout en s'en démarquant par certains côtés. Ses exhortations à vivre selon la loi naturelle, sa défiance vis-à-vis du modèle social occidental, sa croyance dans la bonté originelle de l'homme, tout cela bien sûr rejoignait les préoccupations et les aspirations d'une certaine frange de la population. Mais les philosophes  ne sont pas des êtres désincarnés. Leurs convictions, sans nécessairement refléter l'esprit du temps, n'y sont pas non plus étrangères, pas plus qu'elles ne sont étrangères aux débats d'idées, ou à l'influence des penseurs qui les ont précédé.
Chloé Delaume, ensuite, avec son refus constant de resituer les choses dans leur contexte, aborde un point crucial de son attaque : Rousseau ne croit pas à l'égalité des sexes. Il pense que les hommes sont, dans le meilleur des cas, accessibles à la raison, et les femmes seulement aux sentiments; d'où l'intérêt pour elles de lire des romans moraux. D'où le courroux de notre justicière : "vous êtes, avez été, et resterez un pignouf", s'enflamme-t-elle. Bien sûr, le philosophe se trompait. Bien sûr, l'intelligence et la sottise sont équitablement partagées; les femmes sont aptes au raisonnement, et les sentiments des hommes peuvent obscurcir leur jugement. Mais, au vu des préjugés qui pèsent encore sur la condition féminine au vingt-et-unième siècle, comment reprocher à Rousseau d'avoir naïvement adhéré à une opinion que peu de gens, à son époque, remettaient en cause ? Et à quoi bon se chagriner ce qu'a pu dire un écrivain de cette époque sur ce sujet, quand il reste encore tant à faire aujourd'hui pour faire avancer la cause des femmes ?
Chloé Delaume continue son procès, en critiquant les artifices littéraires utilisés par Rousseau dans la préface de son roman : "Cibler le marché, feindre de le rejeter pour attiser son intérêt, achever le processus d'un slogan prometteur : vous avez inventé le marketing littéraire." Encore une fois, elle use d'un jargon moderne pour décrédibiliser la démarche de l'auteur. Le "marché", le "processus", le "slogan", voilà des termes qui nous sont familiers, parce qu'ils correspondent bien (hélas !) à la démarche éditoriale en cours à notre époque. J'ai la naïveté de croire que Rousseau, le philosophe, l'écrivain, l'homme, a de réelles convictions, un message à faire passer, et une façon de susciter l'intérêt des lecteurs en leur présentant son ouvrage. C'est de la rhétorique, bien évidemment, mais ce n'est pas une stratégie marketing. Si Rousseau avait été un opportuniste, il aurait évité de commettre des écrits subversifs : "Émile" et le "Contrat social" ont tout de même été interdits !
S'avançant plus dans le vif du sujet, Chloé Delaume reproche à la "Nouvelle Héloïse" d'être mal écrit, plat, sans intérêt. "Personne ne meurt, ni rien.(...) Si vous aviez fait un effort, vous auriez obtenu un roman romantique, et par là même auriez été en avance sur votre temps. Vous vous êtes contenté d'inventer une scorie qui par-delà les siècles perdure : le roman sentimentaliste.(...) L'inspirateur de la collection Harlequin." Rien que cela ! Il est amusant de noter que Rousseau aurait pu obtenir un roman romantique en faisant "un effort", à savoir, en prêtant à ses héros des sentiments débridés, jusqu'à les unir dans la mort. Alors que son propos n'était absolument pas d'écrire un tel ouvrage, encore moins de fonder le courant romantique dont les idées étaient opposées aux siennes; il faut dire que Chloé Delaume n'était pas là à l'époque pour lui dispenser ses conseils. Et notre néo-moraliste d'enfoncer le clou en citant en exemple Goethe et son chef-d'oeuvre romantique : "Les souffrances du jeune Werther", dont elle rappelle avec jubilation qu'il a suscité des vagues de suicides... Cette conséquence malheureuse constitue pour elle un argument littéraire. Vu la teneur de sa propre prose, et le style de son site, on peut imaginer que Chloé Delaume ne veut pas que du bien à ses lecteurs ! Son talent suffit-il à les plonger dans des abîmes de déespoir, voilà qui est plus douteux...
PS : je suggère au journal "Marianne" (que j'aime bien par ailleurs, mais là y a de l'abus ! ) quelques bons sujets pour alimenter les futures rubriques "Lynchage", "Un pavé dans le cerveau" ou "Je te caillasse la tronche" qui pourraient succéder à la chronique estivale 2009 "Du goudron et des plumes" : "George Sand est une radasse", "Kant le mal baisé", ou encore "Charlotte Brontë, ispice di counasse !"