Il existe, un peu partout dans le monde, des lieux extrêmement attractifs pour tous les amateurs de lecture que l'on regroupe sous l'appellation "Villages du
Livre". Si, dans les années soixante, le premier d'entre eux vit le jour au Pays de Galles, c'est en Belgique, à Redu, que naquit en
1984 celui qui donna l'impulsion à une série qui allait se développer en Europe continentale.
J'eus notamment à plusieurs reprises, lors de séjours en France, l'occasion de déambuler dans ceux de Fontenoy-la-Joûte, en Lorraine et de Montolieu, dans l'Aude. Mais c'est évidemment à Redu, à ma porte,
que je me retrouve le plus souvent. Là, par le plus grand des hasards, je dénichai, en 1993, une fine
plaquette d'une quinzaine de pages due à la plume de Jean Capart (et d'ailleurs autographiée et signée de sa main en 1947, donc quelques mois avant son décès) : il y relatait l'histoire
de sa découverte d'un morceau manquant au célèbre Papyrus Amherst, fragment qui en réalité avait été ramené d'Egypte au milieu du XIXème siècle par celui qui allait être
notre deuxième souverain, le futur roi Léopold II.
Dans la série de textes dus à la plume de Jean Capart que j'ai pré-programmée pour ces deux mois de vacances scolaires belges, et que vous suivez depuis le 4 juillet dernier, je vous propose aujourd'hui quelques extraits de ce petit ouvrage jadis acquis chez un bouquiniste de
Redu.
Les plus fidèles de mes lecteurs se souviendront assurément avoir déjà découvert ce document lors de la publication d'un article que j'avais consacré en mai 2008 au
premier égyptologue belge; mais je ne résiste pas au plaisir d'à nouveau le proposer de manière qu'il soit inclus dans ce
modeste projet que constitue l'hommage qu'il m'a plu de lui rendre ici cet été.
"Le mardi 5 février de cette année [1935], j'arrivai de bonne heure au Cinquantenaire, sachant que j'allais y trouver quelques antiquités dont S.M. le Roi
avait bien voulu autoriser la remise à notre département égyptien. Il s'agissait de divers souvenirs rapportés de la vallée du Nil par le Duc de Brabant, le futur Léopold II, lors de ses voyages
en 1854 et 1862-63. Je me rappelais les avoir examinés sommairement dans une vitrine au Palais de Bruxelles, il y a quelques années déjà. Je savais qu'ils consistaient en statuettes de faïence,
en idoles de bronze (...) J'étais naturellement fort heureux de pouvoir
ainsi ajouter à nos séries archéologiques quelques spécimens dont plusieurs combleraient des lacunes, mais j'étais loin de m'attendre à ce que ce lot d'antiquités pût me réserver une découverte
sensationnelle.
Mon attention se porta tout de suite sur une figurine de bois (...) c'est une de ces statuettes funéraires, de facture peu soignée, avec une inscription peinte au nom de Khay, chef de travaux et scribe royal dans le temple du
roi. Généralement ces figurines creuses, posées debout sur un socle, servaient de réceptacle à un papyrus funéraire. Pour le spécimen qui nous occupe, le socle avait disparu et une étoffe,
manifestement ancienne, apparaissait au dehors. Quelle idée ! Y aurait-il quelque chose encore dans la cavité ? Je tire lentement le linge et je puis à peine en croire mes yeux de voir surgir un
rouleau de papyrus, d'une bonne vingtaine de centimètres en hauteur, qui paraît être dans un état de conservation remarquable. Deux menus fragments détachés permettent de reconnaître une large
écriture hiératique. Ma première impression fut qu'il s'agissait d'un papyrus funéraire et je remis à l'après-midi le soin de poursuivre mon investigation.
Le moment venu, je commençai par soulever de la pointe d'un canif le pli extérieur du rouleau. Mes lecteurs comprendront-ils le sentiment étrange qui m'envahit au moment
où je pus lire, à haute voix pour les assistants qui m'entouraient, la date de l'an XVI du pharaon Ramsès IX (1126 environ A.J.-C.) ?
Cette date de l'an XVI de Ramsès IX est fameuse dans les annales de l'égyptologie. C'est celle du célèbre papyrus Abbott, au British Museum depuis 1857.
(...) C'est par lui que nous avons connu, pour la première fois,
les péripéties de l'enquête ouverte contre les voleurs qui pillaient la nécropole de Thèbes.
Avions-nous retrouvé une pièce nouvelle à joindre au dossier dont le papyrus Abbott est le document central ?
Les préparatifs ne furent pas longs. Le rouleau fut placé sur d'épaisses feuilles de buvard saturées d'eau claire. On l'humecta et bientôt la première couche avait
absorbé suffisamment d'humidité pour le dérouler sans risque. Quelle joie de voir apparaître la belle écriture, ferme autant qu'élégante, d'un bon scribe thébain, soucieux de montrer son
savoir-faire dans une importante pièce officielle ! Au fur et à mesure que la page s'ouvre sur la table, on pose sur elle des lames de verre.
Déjà les premiers signes de la seconde page apparaissent. Je lis des mots ou plutôt j'essaie de deviner des phrases, impatient de préciser la teneur du texte. Soudain, je
reconnais les cartouches du roi Sekhemreshedtaoui, fils de Ra, Sebekemsaf. (...)
Je fis chercher dans la bibliothèque
le catalogue des papyrus de Lord Amherst. Il y avait, en effet, en Angleterre, un document qui, depuis la mort de Lord Amherst, a passé dans la bibliothèque Pierpont Morgan à New-York. Ce
document, connu sous le nom de Papyrus Amherst, a conservé partiellement le protocole de l'enquête sur le pillage de la pyramide de Sebekemsaf. Le passage le plus extraordinaire contenait les
aveux du principal coupable.
On jugera de notre surprise, de notre stupéfaction, lorque nous constatons, par un simple regard jeté sur une des planches du catalogue (...) que le bord
inférieur de notre nouveau papyrus se juxtaposait exactement au bord supérieur du papyrus Amherst et que, là où celui-ci ne laissait apercevoir que quelques fragments de signes, la pièce que nous
étions en train de dérouler donnait leurs compléments. (...)
On comprendra l'impatience que nous
éprouvions tous maintenant à compléter l'histoire dont on n'avait pu lire, jusqu'à présent, que quelques lambeaux. Le déroulement s'acheva sans accroc et nous donna quatre belles pages où, sauf
au début, il n'y avait pas la moindre lacune. Avant la fin de la semaine, le papyrus était encadré et photographié et dès le lundi suivant, j'en avais terminé la transcription, aidé par mon
ancien élève, M. Baudouin van de Walle. Les passages mutilés du début pouvaient être restitués facilement, car les personnages qui s'y trouvaient énumérés étaient tous connus déjà par le papyrus
Abbott.
(...) Le Duc de Brabant visita pour la première fois l'Egypte en 1854. Il est vraisemblable que c'est alors que le demi rouleau lui fut offert, tandis que
l'autre moitié fut achetée au Dr. Lee par Lord Amherst en 1868. Notre fragment a sans doute été placé dans la statuette de Khay par le marchand indigène en vue de le garantir contre les dangers
du transport. (...)
De temps en temps l'étude des antiquités nous met en contact presque direct avec les hommes qui vivaient il y a des milliers d'années. Je n'ai jamais éprouvé ce
sentiment d'une manière aussi vive qu'en lisant le papyrus qui, dorénavant et avec la permission de S.M. le Roi, sera connu dans la science sous le nom de Papyrus Léopold II."
(Capart : 1935)