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Le carnet d'or, Doris Lessing

Publié le 28 avril 2009 par Lysianerakotoson
Le carnet d'or, Doris Lessing
C'est avec une immense curiosité que j'ai ouvert le Carnet d'or de Doris Lessing. Une curiosité de jeune femme qui s'interroge l'oeuvre sacrée par le prix nobel de littérature en 2007. The Golden Book a souvent été présenté comme un livre sur la guerre des sexes. Si Doris Lessing était effectivement une féministe engagée, le gros pavé complexe que forme ce livre dépasse considérablement l'enjeu féministe. C'est d'ailleurs pour cette raison que les femmes d'aujourd'hui, non pas celles qui combattaient pour leurs droits dans les années 70, peuvent encore lire ce livre, le comprendre, et s'en nourrir.
La question de la guerre des sexes est belle et bien présente. C'est sans doute l'aspect le plus lourd et le plus négatif de l'oeuvre : une femme, Anna, ne cessera pas de se débattre (plus qu'elle ne se bat) avec les hommes. Lessing ne livre là aucune analyse radieuse, possiblement enrichissante des rapports hommes-femmes. Mais il faut se rappeler qu'il a été écrit à une autre époque, celle où les femmes ne considéraient pas comme des acquis le droit à la sexualité libre, au célibat, à la contraception, au pouvoir. La leçon est rude pour une jeune femme de 2009. Le carnet d'or s'inscrit précisément dans cette période de lutte entre les hommes et les femmes, période transitoire, peut-être inévitable, pendant laquelle les femmes ne pouvaient s'affirmer que dans la revendication, la violence même.
Le roman questionne tout autant l'engagement politique puisque Anna, la protagoniste, se débat entre ses aspirations profondes et son adhésion au Parti Communiste. Lessing s'interroge sur les raisons de l'engagement politique, ses méandres, ses tensions. Elle souligne la terrible difficulté de faire coïncider ce en quoi nous croyons individuellement et l'action collective. Anna est donc à la fois une femme, une artiste et communiste en crise. "Crise", le terme est galvaudé aujourd'hui. Il ne faut pas l'entendre au sens le plus pauvre, celui que nous entendons quotidiennement : il ne s'agit pas d'une crise, c'est-à-dire d'un mauvais moment à passer, d'une difficulté. Non, Anna est un personnage de conflits qu'elle ne parvient pas à résoudre. Personnage malade et paralysé. Le roman rend compte de cette complexité dans une structure non linéaire: une nouvelle, "Femmes libres", est à chaque fois entrecoupée par les notes des carnets que tient Anna, à chaque carnet étant associé une certaine nature de faits. L'un des carnets recueille même le synopsis d'un roman qu'elle écrit. Le carnet d'or raconte à la fois l'histoire d'une femme en démultipliant les points de vues sur elle et en donnant l'image d'un livre en train de s'écrire. De nombreux lecteurs reprochent à cette écriture son caractère déroutant, voire éprouvant. Doris Lessing, certains livres ne nous ouvrent pas leurs portes à vingt ans, mais le feront à quarante. Il me semble pourtant que le carnet d'or peut rester inaccessible à certains lecteurs. Il s'agit en effet d'une écriture analytique, répétitive. L'écriture du journal est lancinante, elle vise à libérer. Le journal est souvent considéré comme un moyen d'expression, de libération. Le carnet d'or prouve qu'il n'en est rien. Il prouve que le journal répond à la peur du chaos, de la fuite. Les carnets d'Anna lui permettent de régler les événements de la vie, de les séparer, d'en avoir une vision claire. Ils lui permettent de cacher ce qu'elle pense, de se dérober. A travers l'écriture du journal, elle s'analyse à un point proche de la folie, le carnet devenant un compagnon indispensable, tenu caché, indissociable de l'être. Les carnets d'Anna sont la manifestation de l'ambivalence de l'écriture de l'intime: un poison et un remède à la fois.
Anna tient donc quatre carnets. Le noir, qui constitue son carnet d'auteure. Elle y évoque les sources de son unique roman, frontières de guerre: son séjour de plusieurs années en Afrique, pendant la guerre. Elle y décortique les relations avec les autres membres du groupe d'intellectuels dont elle fait partie. Anna consigne dans le carnet rouge les événements politiques, il s'agit du carnet de la femme communiste. Le carnet jaune contient le roman qu'elle tente d'écrire, roman qui n'est pas sans rapport avec sa propre vie, et nous parle d'Anna, indirectement. Le carnet bleu contient les rapports des consultations d'Anna avec une psychanalyste. Elle y analyse ses relations amoureuses. La lecture est donc doublement compliquée puisque non seulement l'analyse y est poussée à ses limites, mais cette analyse est divisée. On comprend que ce roman puisse repousser certains lecteurs: il est le fruit d'une intellectuelle et au fond, seuls les lecteurs pratiquant eux-mêmes une analyse aussi poussée et sans fin d'eux-mêmes et des choses le liront sans être déroutés. Il est cependant possible de ne lire que la nouvelle, de lire ensuite les chapitres de chaque carnet par couleur pour une lecture plus linéaire. Ce livre permet de nombreuses expériences de lecture. Il faut beaucoup d'endurance pour traverser ce livre et nous ne ressortons pas indemnes de cette traversée. D'abord parce qu'une telle écriture sollicite notre réflexion sans arrêt, sans repos; ensuite parce que le constat du roman est amer : l'engagement politique y est illusion, les histoires d'amour désastreuses. Mais c'est indéniablement une expérience intense : chaque page provoque les questionnements et les réflexions. Il s'agit d'un des rares livres qui dépassent l'expérience littéraire pour constituer une profonde expérience personnelle. Ce roman est très long et il ne gagnerait pas à être plus bref. Précisément parce que sa longueur permet de rapprocher la temporalité du lecteur et celle d'Anna. Sa longueur montre à quel point la quête d'identité de cette femme est un parcours pénible, lent, fastidieux, répétitif. Ceux qui tiennent un journal comprendront mieux la nécessité d'une telle longueur de texte : il n'est rien de plus pénible, d'obsessionnel, d'entêté que l'écriture d'un journal (du moins, lorsque l'écriture n'a pas qu'une fonction mémorielle). Lessing montre bien que l'écriture n'est pas un évidement de soi et de ses émotions mais un débat, une lutte avec soi-même, portée par le désir d'absolu, le désir de s'accorder au réel et d'être parfaitement soi. Plus qu'un roman féministe ou un roman politique, le Carnet d'Or plonge au coeur de la quête de l'identité dont l'envers est constitué par les désirs de conquêtes collectives.

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