Voilà encore un titre que j’ai apprécié dès la vision de la couverture rouge et blanche du livre publié par Gallimard, il y a quelques mois. Sans doute, comme Mona Ozouf, je pourrais dire que « L’exercice que l’écolage enfantin m’avait entraînée à faire portait alors dans les classes le beau nom de « composition française », injustement détrôné aujourd’hui au profit de prétentieuses « dissertations ». La composition française, discipline reine de la classe, scandait le chemin des écoliers. Et comme la France dont l’école contait l’histoire était aussi une écolière cheminant vaillamment au cours des siècles vers plus de justice et de liberté, les enfants étaient portés à croire que la nation, de son côté, avait réussi sa composition française. Ses progrès, comme les leurs, pouvaient donner matière à une belle narration. »
Curieusement, le travail de Mona Ozouf n’est pas si étranger de celui de Irina Botea. La question centrale est bien d’interroger ce qui constitue l’identité locale et nationale. Mais dans le cas de l’historienne française, d’origine bretonne, l’interrogation vient de plus loin et, sans dire son âge, elle prend racine dans une jeunesse d’avant-guerre. « Dans un territoire exigu et clos, entre école, église et maison, il fallait vivre avec trois lots de croyances disparates, souvent antagonistes. A la maison, tout parlait de l’appartenance à la Bretagne. L’école, elle, au nom de l’universelle patrie des droits de l’homme, professait l’indifférence aux identités locales. Quant à l’église, la foi qu’elle enseignait contredisait celle de l’école comme celle de la maison. »
J’ai connu Mona Ozouf lorsque avec François Furet, elle se penchait sur les originalités de la Révolution française. Celle des hommes et celle des femmes. Et elle ne pouvait que constater combien l’esprit des délégués qui sont venus à Paris représenter leurs provinces et qui ont, sans très bien le savoir, fait le saut de la réflexion universelle des droits de l’humain, ont du très vite se replier vers les recettes nationales et fonder l’idée d’une nation laïque et républicaine assiégée, après celle de nation fondée sur le pouvoir divin. France du centre, où l’esprit régional s’est trouvé raboté d’un coup.
1789 ou 1989, deux siècles de distance font-ils une différence, dans les pays où le pouvoir bascule, bien temporairement, du sommet vers la périphérie ? Exultation, confiscation, raidissement, règlements de compte, glaciation nouvelle de l’argent…le chemin est-il donc toujours le même ? Pour une chanson qui peut être chantée en français, en breton, en hongrois ou en roumain, mais dont la trame possède bien des points communs !
J’avais également apprécié les interventions de Mona Ozouf sur la « République des instituteurs » puisque là encore, me parlent très intimement ses descriptions de l’école égalitaire, en blouses grises, avec ses cartes de géographie épinglées au mur, fondatrices et colonialistes, ses listes de départements, de fleuves et de rivières, domaine de l’apprentissage par cœur, marquant un territoire bien fermé sur lui-même, même dans l’incorporation de territoires lointains qui ne pouvaient que posséder les mêmes ancêtres que ceux du centre. Et bien entendu dans l’enseignement d’une seule langue, celle de la Révolution a choisie comme expression de la Nation et qui conduit à l’abandon de tous signes distinctifs, dans un souci de démocratie fondée sur la moyenne.
J’ai la nostalgie de cette école là, même si j’en perçois aujourd’hui les limites, sans doute parce que la composition française était autant un exercice sur la langue et l’orthographe, qu’un exercice d’imagination. J’en ai la nostalgie parce que la fin d’une guerre ouvrait la possibilité d’une redécouverte perpétuelle et de la création de nouveaux champs.
Soixante, soixante-dix ans plus tard, les acquis sont sans doute là, mais leurs effets pervers sont passés à l’avant. Que veut donc dire l’unité quand aujourd’hui, faute de refondation de cette composition française, nous manquons d’une composition européenne où les références doivent s’élargir, y compris dans les territoires frontaliers ? Là même où les certitudes ne sont plus si évidentes, dans les territoires où l’expression est minoritaire, où des populations sont également minoritaires, mais tout autant respectables du fait de leurs traditions, de leurs religions, de leurs habitus.
Soixante, soixante-dix ans plus tard le contrat national qui fonde une nation sur la raison, est devenu un contrat multinational qui fonde l’appartenance sur la variété. Pour paraphraser Albert Thibaudet qui affirmait « la France est un vieux pays différencié », il faudrait dire aujourd’hui : « l’Europe est un vieux continent différencié ». et ajouter : à la diversité assumée.
Voilà un très beau livre où, du fait de l’âge, une scientifique décide de ne plus prendre la précaution de « s’absenter » de l’histoire qu’elle écrit. Ce sont des pages superbes qui décrivent ses parents, sa maison, une fois le père, breton militant, disparu, et sa foi communiste d’après-guerre.
« Est-ce en raison de ces habitudes scolaires qu’à la question : qui êtes-vous, nous ne sachions répondre qu’en racontant une histoire, la nôtre. »
Je ne résiste pas à citer la suite, tant elle me concerne :
« Cette histoire, nous disent les communautaristes, est faite de notre appartenance à la communauté. A quoi les universalistes répondent qu’elle n’a rien à voir avec l’appartenance. Je ne crois ni les uns, ni les autres. Ni les universalistes, parce que notre vie est tissée d’appartenances. Ni les communautaristes, parce qu’elle ne s’y résume pas. Après tout, c’est l’individu qui tient la plume et se fait le narrateur de sa vie ; le narrateur, c’est-à-dire l’ordonnateur, l’arrangeur, l’interprète. Or, la narration est libératrice. C’est elle qui fait de la voix « presque mienne » d’une tradition reçue la voix vraiment mienne d’une tradition choisie. Elle qui dessine l’identité, mais sans jamais céder à l’identitaire car le parcours biographique corrige, nuance, complique à l’infini la vision absolutisée des identités. »
Etats généraux de 1789. Serment du Jeu de Paume.