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Les mots sont volatiles. Ils flottent au-dessus de ma tête. Indécis, molassons, hésitants. Ils se mélangent avec leurs congénères pour former de courtes phrases sans vœu ni quête. Onomatopées pluri-syllabiques, embryons d’idées indéchiffrables, concepts flous et improbables… Les idées oscillent et défilent à vive allure comme le cours fluctuant d’un titre boursier ne sachant s’il doit plonger ou grimper.
Je les observe, d’un œil comateux, telle une vache amorphe observant le passage d’un train. À l’instar du bovidé immobile, je mastique mollement les restes régurgités et pâteux de mes songes encore tièdes.
Il est 6h.
Je m’éveille au son délicat de l'eau du lac qui chatouille calmement la rive.
C’est vrai, c’est un peu tôt pour un gars en vacances. Même dans un camping.
N’était cette goutte d’eau réglée pour ne tomber que lorsque je lui fais face, j’aurais bien dormi plus. Dire qu’il pleut serait exagéré. C’est pourtant bien pire. Sous une averse, je sais à quoi m'en tenir. Je serai mouillés de la tête aux petons. C’est un truisme. Je l’accepte. Mais cette goutte-là, si seule, si petite et néanmoins si fraîche, va réveiller un corps chaud qui le serait bien resté.
La goutte se tend, gonfle, s’étire, hésite, et lorsqu’elle me voit ouvrir un œil vitreux et qu’elle sait que je suis en train de l’observer, elle tombe. Je l’entends d’ici rigoler, la garce. Elle est tellement contente, qu’elle appelle ses copines, clones humides qui plongent à leur tour. J’en pleurerais. D’ailleurs, j’en pleure ; lassé de servir de piscine pour mes gouttes, je me suis relevé, et les voilà qui font maintenant du toboggan le long de mon nez.
Café, douche, remballage des tentes et départ précipité. Inutile de s'attarder. Nous décidons de rouler.
Akureyri, Siglufjordur, Ólafsfjörður, Sauðárkrókur, Blönduós Non loin de ce dernier site, nous apercevons quelques phoques assoupis à quelques dizaines de mètres de nous. La journée est d'ailleurs placée sous le règne animal. Outre les bébés préférés de BB, nous croiserons souvent des chevaux (ils ont la taille de poneys mais ce sont bien des chevaux), et de nombreux et frétillants moutons.
Le mouton est un animal à 4 pattes, 2 oreilles et un trou du cul. Autant a-t-on pu représenter le français moyen avec une baguette, un bêret et dire de lui qu'il est un râleur et un glandeur patenté, autant, avec le mouton, c'est plus difficile. Il n'existe pas de mouton moyen. En revanche, tous les moutons sont cons. Il suffit pour s'en convaincre d'observer le comportement d'un mouton sur le bord d'une route.
D'abord, on se demande pourquoi vouloir investir cette bande d'asphalte indigeste plantée au milieu de savoureux pâturages. C'est comme manger la table sur laquelle vous est servi votre plat. Le mouton, c'est ça. Il bouffe la table et il délaisse avec une moue fière et dédaigneuse son caviar verdoyant. Si déjà ça, c'est pas une preuve de connerie.
Mais ce sont les jeux du mouton qui suscitent le plus l'étonnement.
Imaginez la scène. Mettez-vous dans la peau d'un mouton. Vous vous appelez Georges. Une parcelle de route de plusieurs kilomètres. Visibilité parfaite. Georges n'entend que les froissements de sa mastication, les pets de ses congénères et le vrombissement des quelques guêpes alentours. Georges est sagement planqué sur la bas côté, en contrebas de la chaussée. Il attend. Cela fait bien 20 minutes que Georges attend sans bouger. Il n'en passe pas souvent des automobiles. Enfin, moi, j'arrive à toute allure. Je ressemble à un très gros mouton; ventre gras et bruyant sur 4 petites pattes rondes. Georges me scrute de loin; un petit point noir qui grossit rapidement. Je me rapproche. Je me trouve à 100, 50, voire 30 mètres pour les plus audacieux. C'est le moment que Georges choisit pour jouer avec moi. Pour traverser la route à toute vitesse. Ou bien pour se planter au milieu en me fixant. Sacré cheepie Georges !
Parfois, ça passe, mais je suppute que ça puisse aussi casser.
"Ah, loupé Georges ! hé ho Georges ? L'a pas l'air en grande forme Georges. Il est devenu tout plat".S'il n'est pas con, je ne vois qu'une explication à la témérité de Georges. C'est sa façon à lui de maigrir. Il fait un régime. Son terrain de sport, son centre d'entraînement, sa salle de muscu, c'est la route sur laquelle je passe.
L'exercice consiste à éviter les gros cubes de toutes les couleurs qui roulent en faisant un foin du tonnerre. Georges est un singulier matador qui a réinventé le concept de la corrida. Quant il s'est fait deux, trois sauts de mouton d'un bord à l'autre, pour éviter les taureaux de métal, il peut repartir becqueter.
Georges et moi sommes chanceux.
Georges restera gonflé comme un ballon de baudruche posé sur 4 valves et je poursuivrai ma route sans m'être fait la peau d'un mouton.