Il y a des journalistes américains qui auraient été heureux de vivre en URSS sous Brejnev. A dire vrai, et on l'a vu lors de la guerre d'Irak, la quasi-totalité. Et parmi eux quelques figures emblématiques comme Thomas Friedman, un des chroniqueurs de cette nouvelle Pravda qu'est The New York Times : pro-guerre quand Bush le demandait, anti-guerre dès que Bush est parti, mais pro-guerre d'Afghanistan tant qu'Obama n'a pas changé d'avis. Enfin, ce qu'on nomme sur nos plateaux télés, de France 24 de Madame Kouchner à Bibliothèque Médicis sur les chaines parlementaires, le quatrième pouvoir, un vraie presse libre quoi, comme on les aime chez Sarko.
Friedman ne suit pas le courant, il vaut mieux que cela, il est de ceux qui l'orientent, planqués derrière la supposée objectivité des journalistes américains. Un sorte de Jean-Marie Colombani ou Serge July, du temps qu'il officiaient, mais en plus fin (pas difficile...) Il est un des parfaits exemples de ce que Philippe Grasset nomme l'esprit américaniste : on célèbre les Etats-Unis ou on émet quelques doutes, mais on ne se départit pas de la foi en sa prédestination, démocratie parfait et indépassable, empire des temps derniers et preuve que la fin de l'histoire existe puisqu'elle se nomme Amérique. Aucune réfutation n'est possible, l'Amérique, comme je l'ai écrit dans L'Imposture américaine en dupliquant Karl Popper, est infalsifiable.
Et puis, dans ces ténèbres de conformisme qui firent tant peur à Tocqueville, dans ce trou noir où le précipitent les Atlantistes aujourd'hui au pouvoir en France et d'où l'esprit critique français risque bien un jour de ne jamais ressortir, il y a des exceptions qui sauvent l'honneur : mon ami John Rick MacArthur en fait partie.
Philippe Grasset l'avait déjà présenté, et reproduit une intervention sur le bourrage de crâne lors de la guerre d'Irak ; Le Figaro l'a récemment redécouvert (à sa grande surprise, comme il me l'a dit, c'est pas Libération ou Le Monde, ces organes du parti américain en France, ex-néocons pour le premier, obamaniaque pour le second, qui iront chercher les dernières traces d'esprit critique en Amérique). J'avais fait passer dans Défense Nationale, au moment de notre réintégration dans le commandement intégré de l'OTAN, un article de lui déjà paru dans la chronique bi-mensuelle qu'il publie dans Le Devoir de Montréal.
Voici la dernière datée de lundi.
J’ai cessé il y a déjà longtemps de prendre au sérieux les déclarations de Thomas Friedman, chroniqueur-vedette du New York Times et auteur de best-sellers sur la politique internationale. Si elles ne sont pas totalement fausses, ses observations, toujours orthodoxes et faciles, correspondent généralement au goût du jour dans les coulisses du pouvoir à Washington. Or, pour vraiment comprendre le monde, il vous faut une connaissance un peu plus pénétrante que les pronostics fabriqués par les militaires du Pentagone et les dirigeants de l’Organisation mondiale du commerce.
Et pourtant, voilà que le mois dernier, en lisant le New York Times par la fin, je n’ai pas pu passer outre à la chronique de Friedman intitulée « Une classe trop bête pour céder ». Pour retrouver cette « classe », Friedman s’est rendu dans la partie de l’Afghanistan « la plus dangereuse », la province de Helmand dans le sud du pays, où il a rencontré l’amiral Mike Mullen, chef du Joint Chiefs of Staff, en train de s’adresser aux marines du camp Leatherneck pour leur remonter le moral. En faisant ses remerciements, Mullen découvre qu’un grand nombre de soldats en sont à leur troisième, quatrième, cinquième (et même un qui fait sa sixième) tournée de combat en Irak et en Afghanistan.
Le grand Friedman est troublé par ce scénario, car les troupes sont fatiguées et démoralisées par une lutte sans fin contre les maquis arabes et pachtounes. Il sympathise : je ne sais pas comment ces gens et leurs familles le supportent. Mais il trouve motif à demeurer optimiste : « Cette guerre [a créé] une solide équipe d’officiers dont la connaissance du vrai Moyen-Orient ne le cède en rien à celle de n’importe quel universitaire spécialiste de la région ».
Comme tous les penseurs simplistes de l’establishment américain, Friedman prétend que l’Irak et l’Afghanistan forment un front commun dans la grande guerre contre l’Islam radical. Qu’auraient donc ainsi compris ces jeunes sages militaires ? Qu’il ne faut plus faire le décompte de cadavres ennemis, mais compter plutôt les « amitiés construites ».
Là, bizarrement, et apparemment sans ironie, Friedman invoque la théorie discréditée du Vietnam, où l’armée américaine a tenté de gagner les coeurs et l’intelligence des Vietnamiens pour contrer la propagande communiste du Viêtcong. Si, par exemple, la construction d’une école ne suffisait pas à convaincre le chef d’un village dans le Delta du Mékong de soutenir le gouvernement-client de Washington à Saigon, les forces de la démocratie suivaient parfois avec des bombes pour mieux faire accepter les valeurs libérales de l’Occident. Mais même si le chef du village était ébloui par les bénéfices potentiels du rêve américain, le chef local du Viêt-cong arrivait très vite avec un contre-argument percutant. Bref, des pourparlers avec les Américains se terminaient souvent par l’assassinat du chef du village par les communistes.
Aujourd’hui, en Afghanistan, l’équivalent de la campagne hearts and minds est mené par les « équipes humaines de terrain » de l’armée américaine, qui essaient de persuader des chefs de tribus afghans de la bonté américaine et de la bonne foi de son gouvernement-client siégeant à Kaboul. Si le chef afghan a l’esprit ouvert et n’est pas déjà furieux d’avoir subi des bombardements de l’OTAN à la recherche des talibans, s’il n’y a pas eu en plus de femme et d’enfants tués par ces frappes contre les insurgés, eh bien, ce chef est quand même contraint par les règles du jeu. Comme au Vietnam, être vu en compagnie de militaires américains – bien qu’ils aient bon coeur... – peut facilement aboutir à une condamnation à mort par les talibans.
En supposant que Friedman ignore complètement la futilité de la prétendue générosité américaine au Vietnam, il pourrait tout de même s’instruire par maints ouvrages sur l'échec des tactiques de contre-insurrection violente des Français en Algérie, des Britanniques au Kenya et en Malaisie ou encore contre leurs colons américains au dix-huitième siècle.
Pour étudier l’inévitable réussite de ces guerres de libération, je peux lui recommander Edward Luttwak, penchant à droite, William Polk, plus à gauche. Il y a aussi en Russie ces milliers de vétérans de l’occupation soviétique en Afghanistan qui peuvent témoigner de la désastreuse campagne contre les talibans dans les années 1980. Pour économiser son temps, Friedman pourrait également passer directement au célèbre discours de Charles de Gaulle à Phnom Penh en 1966 concernant le Vietnam : « S’il est invraisemblable que l’appareil guerrier américain vienne à être anéanti sur place, d’autre part il n’y a aucune chance pour que les peuples de l’Asie se soumettent à la loi de l’étranger venu de l’autre côté du Pacifique, quelles que puissent être ses intentions et quelle que soit la puissance de ses armes. »
Malheureusement, Friedman semble non seulement avoir du mal à étudier l’histoire, mais aussi à faire la distinction entre intentions généreuses et violentes. Dans une récente chronique sur l’Irak, il écrit que « nous avons laissé des héritages honteux de torture et le souvenir d’Abou Ghraïb, mais aussi un million de gentillesses et un exemple profond de ce que des gens d’origines diverses peuvent accomplir en travaillant ensemble ». Drôle de référence que ce million de gentillesses en comparaison des deux millions de réfugiés irakiens en Syrie et en Jordanie créés par ces mêmes gentillesses (sans parler de la centaine de milliers de morts).
En tout cas, Friedman ne serait même pas obligé de lire Luttwak et Polk pour se mettre au courant de la réalité en dehors de la clôture du camp Leatherneck. La journée de la publication de sa chronique sur les soldats stupides/sages, son journal publiait à la une un article sur les plaintes pakistanaises contre l’intensification de la guerre par les Etats-Unis en Afghanistan.
En gros, les fonctionnaires des services des renseignements pakistanais, parlant sous couvert de l’anonymat au New York Times, ont dit que l’augmentation des troupes américaines poussait plus de rebelles afghans à traverser la frontière au Pakistan, ajoutant à l’instabilité dans leur pays. Selon le briefing pakistanais, le déferlement [militaire] américain va renforcer la perception d’une occupation étrangère en Afghanistan. Il en résultera plus de victimes civiles et aliénera davantage la population locale, entraînant ainsi plus de résistance envers les troupes étrangères.
Voilà : à partir de maintenant, je qualifierai Thomas Friedman de journaliste trop bête pour lire son propre journal.
John R. MacArthur ©, Directeur de Harper’s Magazine, pour Le Devoir de Montréal, 10 août 2009