Dites, Marquise, je peux vous poser une question dangereuse?
Cela fait trois jours que je me prends la tête sur une question posée par Pierre, un dramaturge formidable (qui est accessoirement le metteur en scène qui me fait travailler comme un bœuf dix heures par jour, en ce moment).
Pierre est un auteur foutrement talentueux, du haut de ses quarante petites années. Cela l’autorise à lancer des questions littéraires énormes, au beau milieu de l’apéro, avec un flegme agaçant, alors que tout le monde en est à se demander si on peut vraiment se baigner à Trouville au mois d’août.
D’un geste gracieux de la menotte, il s’envoie une olive au fond du gosier, pose ses yeux iceberg sur l’assistance et balance :
- Quel est le plus grand roman d’amour?
C’est complètement pourri, cette question, pourri de banalité et de néant, mais on s’est tous creusé la tête comme des dingues. Et depuis samedi, je ne pense qu’à ça.
Le plus grand roman d’amour doit-il être heureux? Dans ce cas, il faut exclure Docteur Jivago, Anna Karénine, Terre des Oublis et la moitié de la littérature mondiale.
Le plus grand roman d’amour est-il l’histoire de deux personnes? Si oui, alors Les liaisons dangereuses ne sont qu’une partouze élégante.
Le plus grand roman d’amour est-il un roman d’amitié? L’amour d’un être humain pour son chat (Dialogues de bêtes de Colette)? L’amour d’un fils pour sa mère (Le livre de ma mère d’Albert Cohen, et Ma mère de Georges Bataille)? etc.
La question ne serait-elle pas plutôt : qu’est-ce qu’un livre d’amour, voire, pire encore, qu’est-ce que l’amour?
La question ne pourrait-elle être aussi : le plus grand roman d’amour a peut-être écrit par Barbara Cartland et personne ne le sait, parce que personne n’ose le dire?