André de Lorde (1871-1942)
Au pays de la folie...
à M. Albert Clémenceau.
Il y a sans doute quelque témérité à porter la folie au théâtre, à recourir, pour forcer l'attention et l'intérêt du public, à des êtres violemment exceptionnels qui semblent appartenir davantage au médecin qu'à l'auteur dramatique.
Le public est assez peu disposé à accepter le spectacle de ces pauvres êtres affligés de la plus épouvantable des infirmités et de tous temps il a marqué sa répugnance, presque son malaise.
L'être humain, en présence d'une pareille déchéance, se trouble comme une bête domestique à l'approche d'une bête fauve. Violenté dans sa sécurité, il sent rôder et peser sur lui une menace trouble, un mystère devant lequel il est désarmé. Et en lui, il entend le lointain retentissement d'un écho, tout un apport d'imaginations et de sentiments confus qui vont jusqu'à l'angoisse physique.
Cependant rien n'est plus faux que l'idée que l'on se fait presque toujours de la folie. Il existe un type conventionnel, une sorte de « fou de théâtre » précisément, qui est aussi éloigné que possible de la réalité. Du moins s'il ne nous fournit que des exemples extrêmement rares, il est pour la plupart d'entre nous la représentation même de l'aliénation mentale.
Car c'est une croyance trop généralement répandue et admise que la folie est caractérisée par une incohérence absolue du langage et des idées, par l'abolition de toutes les facultés d'où procèdent la volonté et la conscience. Erreur formelle, traditionnelle, si j'ose dire, à laquelle seuls peut-être jusqu'ici ont échappé les psychologues et les philosophes qui, concurremment avec les médecins, se sont sentis attirés par l'étude et les manifestations de la plus horrible exclusion que puisse encourir l'être humain.
Mais si les psychologues et les philosophes ont tenu à apporter une contribution personnelle à cette étude, n'était-il pas naturel, fatal, que, à son tour, le dramaturge s'empare du sujet et l'éclaire, dans la mesure des moyens scéniques, aux feux de la rampe ?
Pour ma part, avec la collaboration précieuse de mon si cher ami Alfred Binet, appuyé sur l'autorité indiscutable du savant et regretté chef du laboratoire de psychologie à la Sorbonne, j'ai voulu examiner un conflit troublant dont la gravité ne peut échapper à personne.
L'Homme mystérieux représenté au théâtre Sarah-Bernhardt opposait, dans l'appréciation exclusive et souveraine de la folie, la médecine légale à la jurisprudence. Nous avions choisi une des variété les plus curieuses de la folie, celle qui a pour caractère essentiel d'être constituée par un délire partiel ; c'est-à-dire que les facultés, lésées sur un point, paraissent conserver sur tout les autres une intégrité à peu près complète.
C'est là une des formules les plus insidieuses de la folie.
Notre principal personnage était un dissimulateur, un de ces êtres qui offrent toutes les apparences de la santé, dont le raisonnement persiste avec une force singulière et qu'il est souvent impossible de surprendre en flagrant délit de démence. De là le conflit entre la famille du malade et le procureur de la République d'une part et le médecin traitant d'autre part.
A la suite d'un interrogatoire très serré, infligé au dément, le médecin dut sommé par le magistrat, jugeant en dernier ressort, de faire la preuve de la folie. Le médecin eut beau en appeler à son expérience, affirmer qu'on peut être fou avec presque toutes les apparences de la raison, le magistrat passa outre. Le malade fut rendu à sa famille ; le jour même où, il rentrait chez lui, il assassinait son frère...
Notre conclusion était donc formelle. Elle montrait que sur cette question, la raison la plus éclairée, la plus impartiale, peut être mise en échec, et qu'il faut, de toute nécessité, sauvegarder la prérogative de la science.
En même temps, cette discussion passionnée entre le magistrat et le médecin révélait la gravité de l'erreur qui s'attache au préjugé de la folie et que je signalait plus haut. Elle témoignait à quelles difficultés on se heurte bien souvent pour déterminer avec certitude les caractères de la folie ; elle prouvait que maintes fois aucun signe physiologiques ne trahit l'état de démence.
Notre collaboration ne devait d'ailleurs pas s'en tenir là.
Comprenant l'intérêt du sujet et le vaste champ d'études qu'il offre, nous décidions d'aller passer quelques jours dans un asile d'aliénés.
Dans un coin de cette âpre campagne des Ardennes se dresse un grand bâtiment carré, hérissé de grilles noires, pareilles à des hommes d'armes qui gardent des mutins. Alentour, c'est la rase campagne toute sombre, sous une pluie menue, presque imperceptible, qui tombe comme de la cendre froide...
C'est l'Asile, terme de notre voyage.
A cent mètres dans la plaine, se trouve le cimetière des fous, car ces malheureux ont une place spécialement réservée à leurs morts, comme ils ont une maison pour achever leur triste vie.
Ce cimetière est immense. Quelques croix vétustes s'y dressent, des couronnes sans âge, des pierres noircies sur lesquelles un souvenir ou une prière n'a jamais posé la blanche paix de son vol... Quelques sapins pensifs semblent les frères barbares des morts enfouis là... C'est tout... Une tristesse lourde pése sur tout cela, sur cet asile, sur ce cimetière qui en est comme l'autre face et l'aboutissement fatal... Cet immense espace semble un oiseau de proie descendu sur la plaine, avec l'envol apaisé de ses croix... On dirait qu'il attend la pâture qui est là, toute proche, qui ne peut lui échapper...
Maintenant les lourdes grilles se sont refermées sur nous. Nous sommes pour quelques jours dans une petite chambre basse, isolés du monde vivant, au milieu d'un campement d'agités, de persécutés, de maniaques, de mélancoliques...
Imaginez une petite ville de mille habitants dont chacun a sa folie propre, son obsession, son idée fixe. Voilà la singulière villégiature que nous nous somme offerte.
Nous ne devions d'ailleurs pas la regretter.
Les observations qui nous ont été fournies, les conversations que nous avons notées, étaient des plus curieuses et lorsque nous avons quitté l'asile, notre singulier reportage nous avait lestés d'un important bagage documentaire.
Voici, entre cent, deux dialogues entendus au hasard d'interrogatoires que nous fîmes subir aux malades sous les dehors d'une libre conversation.
Un homme qui avait été en apprentissage chez un pâtissier, répondit à notre question :
Pourquoi avez-vous quitté votre place ?
Parce qu'il ne fallait un autre pour me remplacer.
L'interrogatoire se poursuivit ainsi :
D. - Combien avez-vous de frères ?
R. - Trois frères et une soeur.
D. - Quels sont les noms de vos trois frères ?
R. - Eugène et Armand.
D. - Eugène et Armand, cela fait deux frères seulement. Quel est le troisième ?
R. - C'est moi.
D. - Quelles sont vos opinions politiques ?
R. - Catholique.
D. - Et puis ?
R. - Protestant.
D. - Et puis ?
R. - Juif.
Notez que cet homme est assez instruit. Mais vous allez voir quel singulier usage il fait de son instruction.
D. - Quel est le fleuve qui passe à Paris ?
R. - La Seine.
D. - Où se jette-t-elle ?
R. - Dans le Rhône.
D. - Et le Rhône ?
R. - Dans la Lionne.
D. - Et la Lionne ?
R. - Dans la Durance.
D. - Et la Durance ?
R. - Dans la Méditerranée.
D. - Où se jette la Méditerranée ?
R. - Dans l'Océan Atlantique.
D. - Et l'Atlantique ?
R. - Dans le Pacifique.
D. - Et le Pacifique ?
R. - Dans la mer des Indes.
D. - Où se jette la mer des Indes ?
R. - Dans l'Océan Glacial.
D. - Et l'Océan Glacial ?
R. - Dans l'Océan Pacifique.
Evidemment cet homme possède des notions de géographie, mais les idées se succèdent sans suite, sans lien. C'est là un état d'incohérence absolu et d'abolition partiel de la mémoire.
La plupart de ces interrogatoires montrent – ce qui a lieu souvent et ce qui est une des manifestations les plus courantes de l'aliénation mentale – que le malade a gardé la faculté de tirer des jugements de ses idées, non sans une certaine apparence de logique. Les jugements sont faux comme les idées, mais la faculté de déduction subsiste.
Voici enfin un dialogue avec une femme :Vous avez encore votre mère ? Demandons-nous.
R. - Mais oui.
D. - Quel âge a-t-elle ?
R. - Elle est plus jeune que moi.
D. - Ce n'est pas votre vraie mère ?
R. - C'est ma vraie mère.
D. - Vous dites qu'elle est plus jeune que vous ?
R. - Dans un temps, elle était plus jeune que moi.
D. - Mais maintenant elle est plus vieille ?
R. - Puisque Monsieur (désignant le docteur) est plus jeune que moi, eh bien, c'est la même chose.
D. - Quel âge avez-vous ?
R. - Peut-être 60, 65 ans. Je ne sais pas.
(Quelques instants auparavant elle avait dit : 70 ou 75 ans.)
D. - Et votre mère, quel âge a-t-elle ?
R. - Maman est plus âgée que moi. Souventes fois, elle reste au pays.
D. - Quel âge a-t-elle ?
R. - Je ne sais pas.
D. _ Mais vous disiez que votre maman est plus jeune que vous ?
R. - Oh ! Elle n'est pas plus jeune que moi. Elle est à peu près comme moi, de mon âge.
Etonnantes contradictions à quelques instants d'intervalle. En réalité, ces contradictions viennent de ce que cette femme oublie le sens des mots, le sens de la phrase commencée, ainsi que le but qu'elle avait dans l'esprit en parlant.
Et ils sont ainsi des milliers et des milliers d'êtres séparés des gens en pleine santé par une infime lésion... Etrange et angoissant mystère, car, en somme, si on s'observe et surtout si on observe les autres, on s'aperçoit bien vite que nous sommes tous, plus ou moins, sur les frontières de la grande folie. Peu de chose suffirait à nous les faire franchir et à nous amener en pâys ennemi, car ne sommes-nous pas tous, à des degrés différents, des obsédés de l'orgueil, de la santé, de l'argent, des fabricants d'idées fixes ?
Et qui donc affirmait que les passions, à un certain degré de développement, deviennent de véritables folies ? L'imprécision même du critérium de l'aliénation mentale justifie jusqu'à un certain point cette affirmation que d'aucuns se sont plus à introduire dans la question de responsabilité.
Mais je laisse à d'autres le soin de reprendre une aussi grave controverse. Je n'ai voulu que parler de la folie au théâtre, de l'idée presque toujours fausse qu'on s'en fait et revendiquer pour l'auteur dramatique le droit de traiter un aussi redoutable sujet.
André de Lorde.
André de Lorde : La Folie au Théâtre. L'Homme mystérieux - La Petite Roque - Les Invisibles. Préface de M. le Professeur Gilbert Ballet, membre de l'Académie de Médecine. Paris, Fontemoing et Cie, 1913, in-12, XVI-324 pages, illustration en couleur au premier plat de couverture.
L'Homme mystérieux. Pièce en trois actes, en collaboration avec Alfred Binet. (1910)
La Petite Roque. Drame en trois actes, d'après la nouvelle de Guy de Maupassant, en collaboration avec M. Pierre Chaine. (1911)Les Invisibles. Tableau dramatique en un acte, en collaboration avec Alfred Binet. (1912)
Voir L'Alamblog : André de Lorde (un portrait)