Que donnera cette journée? Jeudi, c'est jour de marché, il y aura du monde, peut-être, des touristes, certainement. Il paraît que les livres de terroir ont la cote ces jours-là.
Si cette facette de mon dernier roman correspond à la demande, ce n'est pas celle que j'ai vraiment voulu développer. Le monde des bergers y est omniprésent en surface, mais c'est surtout l'aventure humaine de mon personnage, son regard sur un parcours de vie qu'il n'a pas choisi et les décisions qui s'imposent à lui au fil des rencontres qui ont guidé mon inspiration. On classifie de terroir les romans dont le cadre est la campagne, pourquoi n'étiquette-t-on pas les livres "citadins", à l'image des Parisiens qui sont les seuls à parler de province? Un "provincial" ne prononce jamais ce mot, il habite Lyon, Avignon, Bordeaux, la Normandie, le Pays basque, mais jamais la province. A partir de combien d'habitants le lieu de l'intrigue quitte le terroir?
De la librairie au salon national, chaque rencontre est différente, mais chaque fois, par manque de notoriété, il faut séduire, inviter, présenter son univers, celui dans lequel je baigne dès que je quitte ce monde pour écrire. Je dois traduire en quelques mots le terreau de mes rêves, mes aventures intérieures, mes espoirs, mes utopies, mais aussi mes déceptions, mes regrets, mes échecs, … errances de la nature humaine.
Dix heures, le campanile sonne sur la place de la mairie de Roussillon comme retentit le gong sur un ring de combat. Me voici installé à l'ombre sur la place devant la librairie, face aux terrasses de cafés et aux badauds. Mes livres sont présentés sur une table recouverte d'un tissu provençal; la longue ligne droite de la matinée s'ouvre devant moi. Si le public ne vient pas, j'aurai au moins le temps d'écrire quelques lignes, à l'image de celles qui commencent à s'accumuler ici.
Alors, je continue, malgré moi, à écrire en espérant que ma prose s'arrêtera là, qu'au moins, quelqu'un franchira ce rubicon de quelques mètres, pourtant bien au sec. Les passants auraient-ils peur de se noyer dans une réflexion sur le sens des mots? Quelqu'un viendra-t-il m'interroger à l'heure où toutes les questions surgissent?
Aujourd'hui, les touristes, sourire béat en découvrant le campanile, les façades d'ocre, vite capturés d'un coup de lasso numérique, en ont pour leur folklore : le santon écrivain leur est proposé en prime dans le décor. Celui du jour possède l'option renseignements touristiques, garde poussette pendant que madame visite la librairie ! Pour le prix des cartes postales, il faudra aller voir dedans, désolé…
Quelle chance! Ils auraient pu tomber sur le modèle ténébreux, celui qui râle, qui peste, qui ne décroche aucun sourire. Quoiqu'il faille se méfier, car certains modèles souriants se transforment au fil des heures à cause du déséquilibre dû à la suractivité de la main face à l'inactivité de la bouche.
Arrêtez-moi, empêchez-moi de sombrer, d'assombrir ces feuilles jusqu'à plus d'encre!
Ahhh, un couple s'avance, … oui, enfin… zut, des Hollandais!
Mais n'y a-t-il personne qui lise dans ce village, … lage, … lage, … age, … age, … ge?
J'aime les paradoxes : ma première dédicace est pour "Toca Leòn!", une aventure au rythme des tambours cubains et non des tambourinaires et des galoubets.
Treize heures, le mystère reste entier, j'ai signé autant de "percussionnistes" que de "bergers". Le libraire m'invite à me restaurer. Il a raison, comment parler ou écouter parler de littérature le ventre vide? Passons aux nourritures terrestres. Trois heures que je suis là.
Je découvre enfin cette librairie composée de multiples salles en demi-paliers agencées par genres de livres et décorées avec soin, le tout dans un cadre
préservé des bâtisses anciennes : tomettes rouges, enduits rustiques, meubles en bois, cheminées, candélabres … une maison de livres, chaleureuse, claire, simple. Un lieu où l'on a envie de
s'installer, lire, fouiller, tout voir.
"C'est l'écrivain qui était en bas ce matin", "tu crois", "demande-lui, je te dis que c'est lui"…
Mon stylo continue à gigoter en attendant la commande, la feuille à présent bleuit à vue d'idées. Le patron rajoute une couche, parle fort, de mes livres, de ce que je suis en train d'écrire. Les regards se tournent, se focalisent, confirment les apartés.
Je me laisse guider par l'œil gourmand de la serveuse qui pétille lorsqu'elle me répond sur le contenu des plats, des desserts. En d'autres circonstances — au bistrot avec des copains, à partager des bières — j'aurais écrit d'autres remarques, plus masculines… mais le lieu ne s'y prête pas. Il en résulte quand même une oscillation de mon regard en le panorama unique et cette charmante demoiselle.
Cette pause gastronomique est décidément très bénéfique. Tout y est succulent.
De retour devant la librairie, je reprends mon poste.
Le parasol procure une ombre que je partage avec mes livres, crée un espace privé d'où je peux laisser mon regard se poser sur les gens qui passent, parés de leur attirail d'estivants. Venus à pied du bas du village par les ruelles ombragées, bouteille d'eau, appareil photo, prospectus en main, couples et familles, accompagnés de chiens à la langue pendante et au souffle haletant, débarquent sur la place sous un soleil écrasant, rouges, suants, mais ravis.
Rares sont les solitaires. On ne viendrait pas seul à Roussillon? En voilà un, justement, qui s'installe à la terrasse d'un café. Seul, il ne l'est pas vraiment, il est venu avec son livre. Lui aussi s'isole dans son espace, bulle étanche au reste du monde, invisible pour les autres.
Ils sont quand même venus, ont demandé, nous avons parlé. Des prénoms pour une dédicace, quelques mots résumant l'instant, le centre d'intérêt pour une écriture qu'ils ne tarderont pas à découvrir ou à offrir.
L'auteur qui se déplace en librairie ne le fait pas pour l'argent. Une vingtaine de livres va lui rapporter une trentaine d'euros — entre 7 et 10% —, juste de quoi payer l'essence s'il vient d'à côté. Il vient pour se faire connaître. C'est aussi un moyen de remercier les libraires qui se battent pour faire découvrir les auteurs éloignés des autoroutes médiatiques, travail militant pour les livres qui voyagent par les chemins de traverse.
Dominique LIN
Le site de la librairie, à découvrir sans modération : Maison Tacchella - Librairie de Roussillon
Photos : © Luberon News