Le critique littéraire et le bouquiniste

Par Bruno Leclercq


Je reviens aujourd'hui sur une pratique courante des critiques littéraires et des littérateurs, la vente des livres dédicacés qu'ils reçoivent, avant même, parfois, de les avoir lu. Le journal Lutèce, avait une rubrique intitulée "Les Quais de demain", indiquant ainsi la destination des livres qui y étaient chroniqués : Les "boîtes" de bouquinistes des quais de la Seine. Ernest La Jeunesse dans Les Nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains, nous montre Marcel Schwob et Jean Lorrain se rencontrant sur les quais, Lorrain vient de trouver La Petite Classe l'un de ses volumes dédicacés à... Schwob (1). Dans un billet précédent je donnais une Lettre intime de Renée Dunan, consacrée à aux « Services de Presse » et à l'usage lucratif que pouvaient en faire certains critiques. Il y a quelque temps mon ami Mikaël Lugan, sur le blog des Féeries intérieures, signalait une rubrique de la revue Pan, Promenades sur les quais. Petit bulletin des livres non coupés, dont « l'objet fut de recenser les bouquins chinés sur les quais, et possédant la triple qualité d'être récents, non coupés et adornés d'un envoi ». On a pu voir dernièrement un exemplaire du Pain gratuit de Victor Barrucand, avec un envoi à Emile Zola, l'auteur des Rougon-Macquart n'en avait coupé que les pages le concernant...
(1) Lourd, les épaules plus hautes, il marcha vers M. Lorrain et le toucha du doigt : « Bonsoir », lança M. Lorrain. « Bonsoir », répondit l'autre gravement.
Et dans sa main glissante glissa la main de M. Jean Lorrain.
Puis il indiqua le livre que M. Jean Lorrain venait de découvrir : « Ah ! Fit-il, c'est votre Petite Classe. Je ne connais rien de délicieux comme ces pastels rehaussés d'eau-forte et de pointe sèche. Goya revu par Marillier, Watteau corrigé par Van Gogh. Et c'est la lecture de tous mes instants. »
« Non », dit M. Lorrain, en une calme certitude. Il ouvrit le livre. Sur la dernière page, des lettres inquiètes se chevauchaient : « A Marcel Schwob, son ami Jean Lorrain. » (Ernest La Jeunesse. Les Nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains. 1896. Cité d'après la deuxième édition, Perrin et cie, 1913)

Je donne aujourd'hui un court extrait du "roman contemporain" Le Reporter de Paul Brulat (Perrin et Cie, 1898), on y voit un critique littéraire vendre les livres « non coupés » qui lui ont été envoyés.

Dehors, comme ils passaient devant un bouquiniste, ils virent un gros garçon, au masque inquiétant de crétin, qui vendait des livres.
- Tiens, Lenouillot ! Fit Passeriot... Quoi donc, tu bazardes ta bibliothèque, maintenant ?
- Oh des nouveautés ! répliqua l'autre. J'en reçois trop, je m'en débarrasse. D'ailleurs, c'est mon seul bénéfice.
- Monsieur est sans doute critique littéraire ? Demanda Pierre, avec une nuance d'ironie.
- Oui, et ça ne rapporte que comme ça, les journaux ne paient plus cette rubrique. Il est vrai, on est très considéré par les jeunes auteurs.
Et, désignant le bouquiniste qui souriait :
- Voilà un quart d'heure que je discute avec cet animal-là. Il voudrait avoir pour rien des livres tout neufs, non découpés, et qui même portent la dédicace de l'auteur.
- Allons, dix francs le tout ? Proposa le marchand. Ça met le volume à cinquante centimes, et ça ne vaut pas ça.
- Donnez, fit Lenouillot.
Et il empocha deux écus.
- Oui, mon seul bénéfice, déclara-t-il, car je suis honnête, moi.
- Ainsi, remarqua timidement Pierre, vous ne découpez même pas les livres que vous jugez.
Ce fut Passeriot qui répliqua :
- Est-ce qu'on a le temps ! Dans notre métier, nous avons d'autant plus de sûreté dans nos jugements qu'ils ne reposent sur aucune connaissance.
- C'est évident, confirma Lenouillot. Il devient très difficile de parler d'un livre quand on l'a lu. Le tout est de ne pas se laisser prendre en flagrant délit d'ignorance. Savoir les titres des bouquins et les noms des auteurs, ça suffit ; on peut causer littérature avec n'importe qui.
- Moi, c'pas ? Reprit Passeriot, il n'y a qu'un ouvrage que je possède parfaitement : c'est le Bottin. Je vous fais un pari, c'pas ? Demandez-moi l'adresse que vous voudrez, de n'importe quel écrivain, député, sénateur, conseiller municipal, haut fonctionnaire ?
Il disait vrai. A force de courir Paris, en quête d'interviewables, il était devenu, comme beaucoup de reporters, un Bottin vivant, qu'on pouvait consulter à coup sûr.
- Nous n'avons pas besoin d'autre science, affirma Lenouillot. L'orthographe même est inutile ; il y a les correcteurs. (Paul Brulat, Le Reporter)

Georges Docquois rend compte du livre de Paul Brulat dans La Critique N° 67, du 5 décembre 1897, à t'il lu le livre dont il parle ? Rien n'est moins sur ! son article ne parle quasiment pas du livre, les seules informations que l'on y trouvent sont piochées dans la préface, dédiée à Zola, de Paul Brulat. En dehors de ces quelques informations le chroniqueur s'attarde surtout sur les qualités morales de l'auteur du Reporter, et se contente de fournir des indications sur sa jeune carrière.

Le Reporter

C'est le titre du nouveau livre de Paul Brulat, le premier volume d'un ouvrage sur le journalisme contemporain, lequel fera du bruit, à moins que ne persiste, envers le brave homme de lettres qu'est son auteur, la fameuse « conspiration du silence » d'ordinaire organisée – avec quel admirable ensemble ! - autour de l'oeuvre de tout être vraiment sincère, comme est Paul Brulat, par exemple.
Mais Brulat est un de ceux – ah ! Combien rares ! - qui travaillent avant tout pour la satisfaction de leur propre conscience. Et si le succès vient, tant mieux (I). Mais, pour de telles âmes, la question, toute vitale soit-elle, est purement secondaire.
N'importe, il faut dire, pourtant, que, le succès, Paul Brulat l'a mérité par son assidu, par son têtu labeur de chaque jour depuis ces cinq dernières années. Et cela ne serait que moral, s'il l'obtenait aujourd'hui. Tant d'autres qui n'on pas fait ce qu'il a fait, et qui... Mais, quoi ? C'est l'éternelle histoire. Passons.
Quelque soin méchant qu'on pris, d'ailleurs, de feindre d'ignorer l'effort premier du vaillant romancier de L'Ame errante, de La Rédemption et de L'Ennemie, où se prouvent ses nobles aptitudes aux idées générales, on n'a pu faire qu'il n'ait pénétré chez les vrais artistes, les seuls de l'estime desquels Brulat est souci.
Au demeurant, il ne se peut pas que Le Reporter passe inaperçu, et c'est un livre d'une qualité trop vivante pour qu'il reste sans retentissement. Il va sans dire qu'il n'emprunte rien au scandale, et, déjà, Paul Brulat se défend d'avoir écrit un de ces romans dits « à clefs » (II).
La curiosité s'éveillera tout de même à propos de ce vibrant ouvrage. Brulat s'y hausse au ton de l'historien, et, racontant la vie intime et morale d'un grand journal politique, il narre en même temps la vie d'un parti à la destinée duquel ce journal fut lié. Et, ce faisant, Brulat nous retrace, à grands traits et avec, semble-t-il, plus de vraie pitié que de cruauté réelle, l'un des plus grands événements de cette troisième république (III).
Son « reporter » fut le témoin profond de cette Aventure ; et c'est sa déposition courageuse (IV) qui se développe aux trois cent pages de ce premier tome qu'il faut lire et que, certes, on lira.


Georges Docquois.


Les notes qui suivent sont extraites, par moi, de la préface de Paul Brulat, elles montrent que Docquois c'est surtout inspiré de cette préface pour sa chronique, négligeant de parler du livre lui-même. Des personnages, des événements, du style, de tout ce qui fait le livre, il n'est pas question, il confirme ainsi les travers reprochés à la critique dans le roman. En bon journaliste il sait "tirer à la ligne" et semble faire sienne cette phrase du Lenouillot du Reporter : "Savoir les titres des bouquins et les noms des auteurs, ça suffit ; on peut causer littérature avec n'importe qui."

(I) "Je n'ai rien caché de la vérité !... Ah plutôt le silence, l'éternel soufflet du néant que le succès dû au mensonger et à la lâcheté !"
(II) "J'ai usé de mon droit de romancier en créant des personnages fictifs pour la plupart, en ce sens q'ils s'efforcent d'incarner des collectivités, de représenter plusieurs individus de même qualité, empruntant un trait de caractère à celui-ci, un autre à celui-là."
(III) "Ce livre-ci étudie plus spécialement la vie intime et morale d'un journal politique, dont la destinée se lie à celle d'un parti et à l'un des plus grands événements de cette troisième République."
(IV) "Je n'ai flatté aucune haine, j'ai simplement cherché la vérité, estimant qu'il était utile et courageux de le dire."