Ce matin, le stage qu’une étudiante de Licence avait fait avec moi prenait fin. Pendant le bilan, nous en sommes venus à parler de ce qu’est la recherche, et de la mesure dans laquelle la recherche diffère de ce qu’on rencontre, étudiant, lors des enseignements. Le petit texte qui va suivre est très simple, et sans prétention; à peine une pensée qui est poussée juste plus loin qu’elle ne le mérite réellement…
Ce que j’expliquai, pour ne pas entrer dans les détails, c’est que la recherche consiste à marcher dans une pièce. Toutes lumières éteintes. On entre dans cette pièce avec des informations. On peut connaître sa dimension, la matière des murs, l’emplacement des portes (on veut en sortir !), et le nombre de meubles. Mais on a une image assez floue de leur disposition, qui provient de notre propre analyse des données existantes. Le travail du chercheur est de parcourir cette pièce, et d’en ressortir avec plus d’informations qu’en y entrant.
Mais toutes les lumières sont éteintes. Et c’est pourquoi, la plupart du temps, faire de la science revient à se cogner métaphoriquement les orteils dans des meubles. En se rendant compte que ce qu’on observe ne correspond pas à ce qu’on avait déduit à partir des théories, voilà qu’on augmente notre connaissance de la pièce. En se cognant sur le premier meuble, on peut faire demi tour, et afficher à l’entrée de la pièce les nouvelles informations : le premier résultat scientifique est publié.
Ceux qui suivent partiront du principe que si on a perdu un orteil sur le gros buffet, ça nous oblige à reconsidérer l’emplacement du fauteuil, et les voilà à leur tour qui se lancent dans l’exploration.
La science, c’est avancer dans le noir et se prendre des meubles. Et les enseignements ? C’est plus simple. Si la vraie recherche est aussi simple que d’aller chercher un verre d’eau en pleine nuit, pieds nus, toutes lumières éteintes, finir un TP est un peu l’équivalent d’une balade dans l’exposition d’un célèbre fabricant de meubles suédois, avec en plus quelqu’un qui vous dit où ne pas mettre les pieds. C’est aussi incertain que de se promener en pleine lumière dans une pièce que l’on connaît depuis son enfance.
Voilà pourquoi, au moment où on lance nos étudiants dans le noir, ils ne s’attendent pas à se cogner. Et surtout, ils ne savent pas vraiment comment chercher à se forger une connaissance de la pièce qu’ils devront explorer.
Mais le fait de se cogner les orteils est fondamental. Je vais laisser de côté mes métaphores d’aménagement intérieur pour passer dans le domaine des végétaux. Pour avancer dans notre connaissance du problème, il faut que quelque chose se passe mal, du moins pas comme prévu. Sans loi de Murphy, pas de science. Il faut un détail qui cloche. Sur notre modèle linéaire, pour les plus matheux d’entre vous, il faut des résidus.
Imaginons – place aux végétaux – la forêt de Fontainebleau, avec ses arbres feuillus, ses fougères, et le sable que vous porterez dans vos chaussures et dans les pores de votre peau pendant 8 générations. Et imaginons qu’un matin, en parcourant cette forêt, on se trouve face à un arbre absolument nouveau. Inadapté. Incongru. Imaginez, dans un parterre de fougères, un palmier.
Voilà qui nous permet de faire de la science ! C’est un élément nouveau, comment est-il arrivé ici ? Comment est-ce qu’il augmente notre connaissance sur la forêt dans son ensemble ? Comment peut-on en tirer de nouvelles lois générales ?
Et imaginons une situation un peu différente. Imaginons que dans notre promenade, nous soyons accompagné par quelqu’un qui n’a jamais vu cette forêt. Imaginons que nous soyons en compagnie d’un inuit. Ce qui à nous semble être un élément criant sa différence, une altération irréversible du patron qu’on connaissait, et qui demande que nous révisions nos connaissances, comment lui apparaît-il ? Peut-être serait-il plus surpris de voir les fougères, ou peut-être (si notre inuit fait partie de l’académie des sciences locales) serait-il incapable de voir ce qui cloche.
Voilà ce qui est l’essentiel de notre travail : trouver des palmiers dans la forêt de Fontainebleau. Et la première condition pour le faire sans erreur est de savoir ce qui, réellement, est un palmier. Autrement dit, d’être capable de chercher l’intrus, l’écart important, ou subtil, à la théorie, et de remplir ce « vide » de connaissances.
Et si on ne connaît rien de notre forêt, ou si au contraire on a toujours vu ce palmier à cette place, trouver qu’il est l’élément perturbateur peut être incroyablement difficile ! En ayant la réponse sous les yeux, nous serions quand même bien incapables de formuler la question – et c’est à ça que se résume le travail du chercheur : formuler des questions. Y répondre peut demander des mois, des années, être laborieux, et passer – pour un observateur extérieur – pour ce qui représente l’essence de notre travail. Mais nous ne pouvons pas chercher les réponses sans avoir d’abord formulé la question.
Alors voilà, la recherche, c’est un peu se balader en forêt, les orteils en miettes, a chercher des palmiers – j’ai maintenant quelque doute quant au mélange de mes métaphores. Et ce qu’il faut transmettre aux étudiants, ce n’est pas (seulement) le contenu des livres. C’est le constat simple qu’avant le livre, il y a avait des questions. C’est l’idée que que la recherche consiste à mettre le doigt là où les faits et les théories ne collent pas. Et la nécessité de garder un esprit ouvert, puisque ce qui peut nous sembler un élément familier du paysage peut tout aussi bien être la clé vers la clé vers la question qui nous intéresse.
Et je laisse à Pasteur les derniers mots de cette note, lui qui avait compris que dans les champs de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés
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