Après "La caisse des pleurs (1)", je poursuis la vie Auchan vue par un "hôte de caisse" (extrait de mes* trois années de caissier). Une petite rediffusion de mon ex-blog.
Des lignes verticales formées par un flot continu de clients qui viennent régler leurs achats, tels des bouchons aux péages d’une sortie d’autoroute. Une ligne perpendiculaire ponctuée de caisses. Tout le personnel est sur le pont, c’est l’affluence.
Côté magasin, on se presse vers une caisse qui vient d’ouvrir, on trépigne entre deux caddies, on avance à pas de fourmi, on regarde d’un mauvais œil celui qui tarde à ensacher, le caissier qui discute, celle qui a oublié le code secret de sa carte bancaire, on est stoïque ou on s’engueule. Puis il est temps de dégainer son porte-monnaie et de partir.
Côté galerie marchande, on reprend un rythme actif, la frénésie d’achats compulsifs se poursuit, on pénètre dans de nouvelles boutiques ou on s’en va, poussant, poussant le chariot dans l’escalator. A l’agitation se mêle un bruit assourdissant : un concert de bips pour la centaine d’articles passés, le ronflement de la clim, deux bips bips simultanés émis par les bornes antivol, des bribes de discussions, et, pour couronner le tout, un animateur qui attrape le chaland, à l’aide de son micro. « Allez-y mesdames et messieurs, voyez la belle tête de gondole au rayon frais, promotion flash sur le pâté de tête, attention ! plus que dix minutes de pâté de tête ! » Bla bla bla bla ! On aimerait lui couper le sifflet.
Au cœur de ce tableau vivant, deux têtes penchées à l’unisson. Un cordon téléphonique tendu relie un caissier et une caissière. Le combiné est bloqué entre l’épaule et l’oreille gauche. Tels deux corps désarticulés, les bras travaillent en s’agitant de part et d’autre de la caisse, on fait rouler un pack d’eaux minérales, la main droite pianote un code, un prix ou un mode de paiement. Pour Valérie et Thomas, la priorité est cependant la parlote. On échange les derniers potins ou on s’enquiert de la vie sentimentale de l’autre. Lui, cheveux bruns courts, rasé de près, le regard malicieux. Elle, cheveux blond cendré, poitrine saillante, tout en rondeurs, humeur piquante.
« -Eh Valérie !
-Quoi ?
-Regarde ! T’as Sheila qui passe à ta caisse.
-… »
Valérie glousse puis raccroche, réprime son envie de rire lorsqu’elle prend en compte « Sheila ». Liliane, sa chef, l’avait déjà rappelée à l’ordre :
« -Tu ne prends pas suffisamment en compte le client suivant.
-Tu ne veux pas que je le suce non plus ? » Liliane fit mine de ne rien entendre, cocha illico zéro à la rubrique « accueil ».
Thomas ralentit l’écoulement des articles. Il aperçoit une vieille dame qui le dévisage. Des cheveux blancs abondants coiffent une tête rougeaude. Une paire de grosses lunettes couvre une moitié de visage. Elle doit avoir 80 ans. Elle lève les yeux au caissier lorsque vient son tour, révélant un front strié de rides. De fines lèvres fuchsia formulent un « bonjour monsieur ». Ses yeux marron attendent une réponse. La main gauche gantée de cuir noir réajuste le foulard chamarré de tons jaunes et roses. Elle semble le connaître, engage la conversation et lui fait part de ses soucis dentaires. Un « si vous saviez » donne le départ à une plainte qu’elle a dû entonner quelques fois déjà. Chaque fois qu’on l’a écoutée. S’est-elle répétée qu’elle ne le sait plus. L’essentiel est pour elle de rester occupée, de s’affairer le matin, de toujours avoir la tête remplie de souvenirs ou de menus projets.« -Vous ne devinerez jamais comment j’ai perdu du poids. Vous m’imaginez, fine comme je suis, perdre cinq kilos ? On m’a opérée il y a huit jours. Mon dentiste m’a arraché deux dents de sagesse. A 84 ans ! » D’abord étonné puis ravi qu’une telle surprise s’immisce dans sa journée morose, Thomas ébahi, ponctue le récit de la vieille dame aux grosses lunettes par un sourire, un air étonné, un autre compatissant, ou une phrase délicate.
« -Vous avez votre petite fille pour vous choyer.
-Ce n’est pas ma p’tite fille. Je n’ai pas d’enfants, vous savez. »
Dans la file d’attente, l’adolescente sourit à la méprise puis vide son panier rouge sur le tapis roulant. Les autres s’impatientent :
« -C’est pas bientôt fini le confessionnal ? »
Thomas précipite le paiement, insère le chèque dans le lecteur, déchiffre la pièce d’identité. Il a pris l’habitude d’inscrire ce jeu dans son travail. Le jeu des 7 erreurs, entre la photo et l’original, le jeu des noms les plus ridicules qu’il délivre en salle de pause, faisant rire les collègues. Il note également le maximum de détails qu’il lui est possible d’enregistrer en deux minutes : temps que met la machine pour lire le chèque, l’imprimer, et le client à signer. Thomas prend les références au dos du chèque, tout en lisant les dates de naissance, lieux de résidence et signes particuliers s’il y a.
« -Au revoir madame Marie, bonne journée et à bientôt ! »
A l’accueil, c’est le bureau des pleurs. Quatre personnes mécontentes en attente. Une cinquième expose ses griefs sur le cahier de doléances mis à disposition. Un défouloir en quelque sorte. Elle y écrit son indignation. Extrait : « …je ne supporte pas qu’on me prenne pour une voleuse. La caissière n°22 a appelé la sécurité pour vérifier le contenu de mes sacs. Dépouillée de mon manteau, de mon sac à main, je passe entre les bornes antivol : je sonne à nouveau. Et devant l’incapacité de dire ce qui sonnait, une des vigiles a eu l’affront de dire, suffisamment fort pour que je l’entende, je vous rapporte la vulgarité « ça doit être son stérilet », un tel comportement est proprement scandaleux !… »
Derrière le comptoir, deux hôtesses s’affairent à satisfaire toutes les demandes. Ou presque. D’un bout à l’autre de leur espace, elles piétinent toute la matinée. La relève est à quinze heures. La grande dégingandée, consciencieuse et appliquée : Sylvie. La petite, vive, impertinente mais efficace : Sophie. Elle répond à une cliente qui refuse d’attendre.
« -Ecoutez, c’est juste pour un sac » insiste-t-elle pour la deuxième fois. Quand Sylvie l’a ignorée, elle s’est tournée vers Sophie.
-Vous voyez la file d’attente, là ? Cette dame attend juste un renseignement, la suivante aimerait juste récupérer son sac mis en consigne, monsieur voudrait juste faire une détaxe, madame attend juste une vérification de prix, quant à moi, je fais juste mon travail, alors, soyez gentille, vous faites la queue comme tout le monde ! » Madame prend un air outré puis s’emporte :
« -Appelez-moi le directeur !
-Vous savez, il a certainement beaucoup à faire. Je suis la responsable ici. Tenez, voici une feuille et un stylo, écrivez donc au directeur, je lui transmettrai vos bons vœux. »
De son côté, Sylvie s’efforce d’écouler le flux de clients rapidement, mais on vient de lui mettre deux marmots dans les pattes. Le frère et la sœur sont perdus mais ne pleurent pas. La petite veille sur son frère en qui monte un sanglot. Il lève les yeux au comptoir où s’explique la dame qui les a trouvés. Sylvie va tenter un appel dans le magasin. Dans la jungle des TG et des caddies, un couple a perdu sa marmaille. Elle saisit le micro et sans attendre que leur animateur ait fini ses incantations, elle enclenche le bouton de façon discontinue, parvenant ainsi à fractionner les phrases promotionnelles en morceaux cryptiques. Elle lui coupe enfin le sifflet et appelle les parents indignes.
« C’est déjà les objets trouvés ici, si en plus, on doit faire garderie… »
* Oui, c'est moi qui l'ai écrit, ai-je répliqué à mon ami Pierre-Clément qui avait cru que c'était ma voisine caissière blogueuse puis vendeuse de cent mille livres qui avait pondu ce petit récit. Anna, tu veux bien confirmer que ça n'est pas toi l'auteur de ces lignes? Tu peux m'envoyer une attestation** sur l'honneur? Tant que tu y es, tu peux m'en faire une deuxième pour "La caisse des pleurs (1)" ?
** Lire les commentaires. Merci Anna.